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Luc Dubanchet : journaliste, hédoniste & omnivore

Écrit par
Zazie Tavitian
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Il fait partie de ces personnes que l’on reconnaît instantanément sans jamais les avoir rencontrées physiquement. A sa démarche particulière, sa façon de se mouvoir. A sa dégaine aussi, jean et t-shirt noir, lunettes rondes, avant-bras tatoués : à droite, un chevalier du peintre Alexander Calder, à gauche, l’esquisse de la poétesse russe Anna Akhmatova de Modigliani. On l’imagine ancien amateur de new wave, on le découvrira fan depuis toujours des requiems de Mozart. C’est à la Maison de la Mutualité, bâtiment art déco des années 1930, théâtre, puis lieu de meeting historique de la gauche, avant d’être le tombeau des espérances de Nicolas Sarkozy un certain soir de mai 2012, que nous retrouvons Luc Dubanchet, créateur d’Omnivore. Les bureaux de son média agitateur-gastronomique se trouvent au huitième étage, avec vue sur les toits de Paris.

Du 5 au 7 mars prochain, se tiendra dans cette même maison la douxième édition du festival Omnivore, soit trois journées dédiées aux chefs et à leurs créations, 150 chefs cuisiniers, barmen, artisans invités, 110 démonstrations et des dîners à quatre mains. L’occasion de refaire la genèse de ce projet avec lui et de comprendre ce qui motive ce journaliste singulier, pour qui le discours d’un cuisinier est aussi un engagement politique.

« Aller au restaurant m’a toujours excité, dans ma famille toutes les grandes choses se passaient à table. »

Son enfance, Luc la passe dans les années 1970 à Chazelles-sur-Lyon, près de Saint-Étienne, une ville industrielle entourée de champs. Ses grands-parents sont cafetiers, son père industriel, directeur de la fabrication d’une usine de saucissons. Parmi les goûts de son enfance, il se rappelle des œufs et du beurre moulé au lait de vache, déposés sur les marches de la maison de sa grand-mère qu’il remontait en rentrant de l’école, des fritures de poissons dégustés chez des vieilles dames qui tenaient restaurant dans leur cuisine, des légumes et des fruits de son jardin. « Je n’ai pas vu de produits emballés et de supermarché avant mes 10-12 ans. C’est à cette époque qu’un Casino a ouvert. Ca correspondait à la mutation de la France avec les grandes surfaces. J’ai ressenti cette perte de goût d’une manière très forte. »

Il se souvient des dîners du dimanche que préparait son père, des langoustes en bellevue dans un grand plat en inox, du pâté en croûte et du saucisson brioché : « De la cuisine old school. » De sa mère aussi qui cuisinait « midi et soir un menu entrée-plat-dessert pour cinq personnes. » Et tout jeune, le plaisir de dîner au restaurant pour celui qui en fera, en partie, son métier quelques années plus tard. « Aller au restaurant m’a toujours excité. Dans ma famille, plutôt du genre taiseuse, toutes les grandes choses se passaient à table. » Excitation aussi lorsqu’il peut pour la première fois choisir le vin à La Poularde, alors restaurant mythique étoilé de Montrond-les-Bains. Ce sera un Corton-Charlemagne 86, « un vin blanc absolument prodigieux, je n’y connaissais rien, je l’avais certainement choisi à cause du nom. Je m’en souviens physiquement. » Le discours du jeune sommelier de l’époque, Eric Beaumard (aujourd’hui au Georges V) lui fait grand effet. « En tant que gamin, c’était magique, il racontait ça d’une façon complètement dingue. »

« Je me vivais un peu comme un plouc, ma relation aux autres était compliquée, c’est pour ça aussi que j’étais en cuisine. »

En classe préparatoire à Saint-Étienne, il se met aux fourneaux. Il bachote le concours de l'ESJ avec son ami Emmanuel Poncet (aujourd’hui rédacteur en chef chez GQ) en cuisinant « à l’aide de bouteilles de pinard piquées chez mon père ». Une fois reçus à l’école de journalisme lilloise, les deux amis transforment logiquement leur colocation en auberge improvisée pour tous les copains. « J’étais passionné de littérature, de musique classique, j’avais des cassettes audio avec Mozart et Bach, je n’avais aucune idée de qui était Miossec ou Bernard Lenoir. Je me vivais un peu en plouc. Ma relation aux autres était compliquée, c’est pour ça aussi que je me sentais bien en cuisine. » La cuisine déjà un vecteur de rencontre et d’échange donc, même si ce n’est pas toujours une passion facile à assumer intellectuellement à l’époque « mais j’adorais cuisiner, je ne pouvais pas le cacher, c’était en moi ».

Ce sera ensuite BFM, puis Europe 1, où il sera journaliste pendant cinq ans. A Paris, rue Cadet, il va acheter son vin chez le caviste (« J’étais super épaté, ils emballaient les bouteilles dans du papier de soie ! ») et ses poulets chez Ed l’Epicier (« Il y avait un poulet fumé horrible mais vraiment pas cher à 10 francs »). Dans son studio de 25 m2, ces amis sont nombreux à se presser pour dîner autour de l’ancienne table de bistrot de ses grands-parents.

« Pourquoi, vas-tu travailler chez Gault et Millau, tu es malade ? Tu es dépressif ? Tu ne vas pas bien ? »

Après un changement de direction à Europe 1 qui signe son départ et un passage d’un an dans une radio lilloise, Luc a une proposition pour bosser au Gault et Millau, guide gastronomique alors un peu poussiéreux, grâce à Nicolas Demorand, frère de son ami Sébastien, rencontré à Europe 1. A ce moment-là, la cuisine n’est pas à la mode. « Après la crise, la guerre du Golfe, les gens n’ont pas de pognon, la cuisine ronronne. » Ses amis s’étonnent de ce choix : « Pourquoi vas-tu bosser là-bas, tu es malade ? Tu es dépressif ? Tu ne vas pas bien ? » « La bouffe comme un sentiment de déclassement », résume-t-il.

L’action prend place dans un hôtel particulier du 16e :« On était en costume, parfois même en cravate, on n'était clairement pas en train de faire la bulle Internet. » Mais le plaisir est là. « Henri Gault, un des deux fondateurs, nous a pris sous son aile, on est devenus ses chouchous, il nous promenait dans sa 405 coupé jaune à la rencontre des chefs. » Avec son partenaire de crime, Sébastien Demorand, il écume les restaurants : « Sébastien est un dingue de bouffe. On allait au resto midi et soir cinq jours sur sept. Je me souviens de ce menu au Pré Catelan qu’on a commandé en entier : vingt-cinq plats. On en était malades. » Il rencontre des chefs comme Pascal Barbot qui lance alors un restaurant de dix tables dans le 16e : « Une cuisine étonnante, on s’est dits que ça ne marcherait pas. » C’est devenu la super grande table que l’on connaît aujourd’hui, où les jeunes chefs rêvent de travailler : l’Astrance.

«  Il n’y a qu’à ouvrir le Guide Michelin de cette année pour lire ce vocabulaire délavé, cette platitude. »

Il ne s’agit pas que de « bouffer » évidemment mais de raconter la gastronomie, en sortant des poncifs habituels, du vocabulaire bourgeois, ennuyeux, attendu, à l’image de la cuisine de l’époque.  « Avec Sébastien on se challengeait, pour utiliser des mots qui avaient un sens. Pas les sempiternels "intéressant", "gourmet", "terroir". Encore aujourd’hui, je dis à mon équipe : "Vous laissez de côté ce vocabulaire à la con, je veux qu’on comprenne le goût, l’origine du produit, d’où il vient, comment. Il n’y a qu’à ouvrir le Guide Michelin de cette année pour lire ce vocabulaire délavé, cette platitude. » Comment nomme-t-il son propre métier alors ? Journaliste gastronomique ? Critique culinaire ? Non. Journaliste tout court. « Ma position n’a jamais changé, j’ai couvert les matchs de foot pour la tribune de Saint-Étienne, les attentats parisiens de 1995 ou les chefs triplement étoilés de la même façon. Je ne suis pas dupe. C’est toujours l’envie de comprendre qui m’anime, faire accoucher une parole. »

  

Scène Omnivore © Stanislas Liban

« Jeune cuisine française, ça commence aujourd’hui. »

Cette façon d’écrire, d’exploser les codes se retrouve dans la première mouture papier du journal Omnivore, sorti en 2003. C’est à cette époque que Luc crée son journal. « J’avais envie de créer quelque chose, j’étais aussi frustré que les institutions ne comprennent pas la mutation profonde de la cuisine. » Le premier journal, douze pages écrites en tout petit, « parce qu’on n'a pas de thunes et qu’on veut en mettre le plus possible ». Titre en une : « Jeune cuisine française, ça commence aujourd’hui. » Un manifeste qui exhorte les jeunes chefs à prendre le pouvoir. Pendant quatre ans, son rédacteur en chef activiste parcourt la France, rencontre de jeunes cuisiniers, les fait aussi se rencontrer entre eux. Il entreprend des reportages, avec l’envie de changer la cuisine, de convaincre les chefs qu’il y a un potentiel de transformation. Il les enjoint à prendre la parole, à expliquer leur cuisine, l’intellectualiser même : « Si j’interviewe un chef qui me dit qu’il cuisine pour ses clients, je pose mon stylo. Et je lui repose la question. Il faut que les chefs prennent en compte l’enjeu politique de se nourrir et de nourrir les autres. » Pas de grands chefs sans discours derrière, donc.

C’est ce qu’il leur demandera de faire aussi lors du premier festival qui se tient au Havre en 2006, deux jours où 80 chefs font des démonstrations sur scène. A cette époque, personne ne s’intéresse encore à la cuisine, mais les chefs sont là : le maître Ducasse, le jeune Jean-François Piège ou encore Ferran Adrià, chantre de la cuisine moléculaire, alors considéré comme le meilleur chef du monde. Au fil des années, le festival se déplace à Deauville, puis à Paris, trouve un public de plus en plus nombreux et amateur, en même temps que la cuisine se démocratise. Omnivore voyage maintenant dans le monde entier (Moscou, Shangai, New York, Istanbul et Montréal l’année dernière). C'est là que se rencontrent des chefs français et des chefs étrangers. En mars, à Paris, 150 chefs seront présents avec dans chaque catégorie (salé, sucré, liquide, artisan, avant-garde) les « stars » de la cuisine et les valeurs sûres. Soit une sorte d’énorme festival de rock où les fouets remplaceront les guitares électriques et où les chefs transpireront sur scène devant un public endiablé.

Luc Dubanchet goûtera-t-il à tous les plats ? « Oui, j’aime vraiment tout, je goûte tout, je mange tout. » Un vrai omnivore.

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