La Frappe

  • Cinéma
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La Frappe
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Time Out dit

4 sur 5 étoiles

Les amitiés adolescentes contiennent presque toutes une dose de sadomasochisme, une tension latente, qui peut faire basculer l’équilibre précaire des sentiments. C’est le cœur de ce noyau atomique instable qu’étudie le cinéaste sud-coréen Yoon Sung-hyun dans son premier film, ‘La Frappe’, réalisé à la fin de ses études avec un budget ridicule. Il faut croire que la frugalité de moyens n’a pas trop gêné le réalisateur, qui réussit là une entrée fracassante dans le monde du cinéma. Présenté un peu vite comme un polar, le film tourne en effet autour d’un drame dévoilé dès le début : trois lycéens, Ki-tae, Dong-yoon et Becky sont amis, mais le jeune Ki-tae révèle peu à peu un caractère violent et possessif, il s’en prend même à son ami Becky sans raison apparente. On apprend ensuite que Ki-tae est décédé et que son père cherche à savoir pourquoi en enquêtant sur ses fréquentations.

Comme souvent dans le genre du film noir, le spectateur recompose donc le puzzle des événements grâce à des flashbacks, qui s’imbriquent ici de plus en plus. A la fin du film, le passé surgit directement dans le présent et le présent dans le passé sans l’entremise du moindre artefact visuel, rendant plus prégnante encore la présence de l’absent dans la vie de ses deux amis, au gré de séquences d’une émotion subtile mais vive. Ce n’est plus la mémoire seulement que le flashback explore dans ‘La Frappe’, c’est l’être même des personnages, leur psyché, qui comme l’expliquait le professeur Laborit dans ‘Mon oncle d’Amérique’ d’Alain Resnais, est faite des autres. « Quand nous mourons, analyse-t-il alors, c’est les autres que nous avons intériorisés dans notre système nerveux, qui nous ont construit, qui ont construit notre cerveau, qui l’ont rempli, qui vont mourir. »

Ce que Laborit explicite en raisonnant, ‘La Frappe’ l’illustre à merveille. Délaissé par un père lointain, incapable de communiquer autrement que par la violence et le rapport de force, Ki-tae vit à travers le regard des autres, joue la petite frappe afin de régner sur un petit groupe de lycéens moutons de Panurge. « Pourquoi tu te soucies tant de ce que les autres pensent ? » lui demande un soir Dong-yoon, qui de son côté mettra fin à sa relation avec sa petite amie à cause de rumeurs prétendant qu’elle est une fille facile. Quant à Becky, il semble traverser l’adolescence comme un fantôme a priori indifférent aux autres, les écouteurs de son iPhone sur les oreilles, préférant comme il le dit « faire profil bas » avant sans doute de s’éveiller à l’âge adulte. L’adolescence représente ainsi le moment ultime où le regard des autres pèse sur le comportement de chacun, que ce comportement soit individualiste ou grégaire.

Face à cet âge ingrat, le noyau d’amis protège autant qu’il déstabilise. A l’origine du harcèlement de Ki-tae, interprété avec maestria par Lee Je-hoon, envers Becky, joué par Park Jung-min, il y a un non-dit terrible, un sacrifice qui n’a jamais dit son nom. Persuadé que Becky en pince pour une jeune fille, Ki-tae va refuser les avances de cette dernière, pour ne pas faire souffrir son ami. Celui-ci surprend les deux autres en train de discuter dans une chambre et soupçonne à l’inverse une relation amoureuse entre eux. A partir de cet instant, il prend ses distances, ce qui provoque une réaction agressive de la part de Ki-tae, qui utilisera la manipulation psychologique et la violence physique pour tenter de rétablir un lien avec son ancien ami. Mieux vaut finalement un rapport de forces qu’aucun rapport du tout, croit-il. Le harcèlement est alors le signe pathologique d’une incapacité à mettre des mots sur un attachement affectif. Becky lui-même ne dira jamais rien, ni à sa famille, ni à Dong-yoon qui réalise que des choses graves se passent, ni à Ki-tae qui ne cesse de lui poser des questions. A force d’instabilité, le noyau finira par exploser et les particules élémentaires par s’éloigner alors qu’elles voulaient fusionner.

Tandis que Laborit exprime le caractère éminemment social de l’individu, et la dimension presque sacrée qui existe entre soi et les autres, ‘La Frappe’ en expose la face plus obscure. Dans sa note d’intention, le réalisateur Yoon Sung-hyun raconte qu’il a « voulu montrer ô combien fragiles et sensibles nous sommes, [...] parce que nous vivons à l’étroit et étiquetés dans cette coquille vide qu’on appelle la société et dans laquelle nous sommes contraints de créer nos identités à travers le regard d’autrui ». Vu depuis la Corée du Sud, où la violence du système scolaire soulève bien des problèmes, le film peut se lire aussi comme une critique vis-à-vis de la société coréenne. Mais c’est finalement au plus près des individus que la caméra tenue à l’épaule nous amène, nous immergeant dans un lycée où les professeurs sont singulièrement absents, dans un monde où les adultes se font lointains et où ils ne comprennent rien, un monde pas si éloigné du nôtre ou de celui que présentait déjà un film comme 'Elephant', référence évoquée par le cinéaste. Un monde où la tragédie est d’abord celle de la parole, car il ne s’agit pas juste d’aimer, mais de savoir le dire.

Écrit par Emmanuel Chirache
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