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Les Mille Et Une Nuits

  • Cinéma
  • 5 sur 5 étoiles
  • Recommandé
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Time Out dit

5 sur 5 étoiles

On vous aura prévenus : ‘Les Mille Et Une Nuits’ restera l’un des films les plus importants de l’année. Labyrinthique à souhait, bordélique, imparfait, bricolé, certes ; mais plus contemporain – et original ! – qu’à peu près tout ce qu’on aura pu voir depuis… bah, depuis assez longtemps, en fait (pour faire vite, disons au moins depuis ‘Adieu au langage’, il y a un peu plus d’un an).

L’idée de base de cet enchevêtrement de récits à tiroirs, qui se croisent, s’entremêlent, se superposent, se répondent, de ces contes de l’austérité portugaise circa 2013-2014, enrubannés de turbans mythiques et de fantaisie narrative, cette idée s’avère à la fois toute simple et d’une profonde richesse, tenant miraculeusement l’équilibre entre fiction et réalité, tamisant le film d’une grâce aussi singulière qu’inattendue.

Mais avant tout, il faut ici préciser qu’après la splendide rêverie de son long métrage précédent (‘Tabou’ en 2012), Miguel Gomes s’était déjà penché sur la situation politique européenne avec un court métrage ludique et malin, ‘Redemption’ (2013), où il se plaisait à imaginer les monologues intérieurs de quatre chefs d’Etat – et non des moindres – sur des collages de home-movies en super-8. A la fois drôle, surprenant, humaniste et critique, ‘Redemption’ semble ainsi, a porteriori, avoir pu donner le ton de ces ‘Mille Et Une Nuits’.

Mais ici, le projet de Gomes prend une toute autre ampleur. Parti du travail de plusieurs journalistes, auxquels le réalisateur demanda de sillonner le Portugal à la recherche de faits, d’histoires, d’anecdotes exprimant le quotidien d'un pays bouleversé par les plans d’austérité de la troïka FMI-BCE-Commission européenne (qui apparaît d’ailleurs satiriquement, dans le premier volet du film, comme soumise à de sérieux problèmes d’érection), Gomes a tenu à improviser son film au fur et à mesure que cette matière, ces thèmes, ces récits s’offraient à lui.

A l’origine, le réalisateur imaginait un film d’environ trois heures. Finalement, ‘Les Mille Et Une Nuits’ n’en compte pas mois de six, réparties en trois longs métrages de deux heures chacun. Film-fleuve, film-monde, film-Frankenstein : le projet du cinéaste lisboète dépasse les qualificatifs. D’ailleurs, on ne saurait dire s’il s’agit d’un seul film ou de trois films individuels, chaque segment présentant une tonalité qui lui semble propre, tout en partageant avec les autres une même esthétique de l’éclatement, de la prolifération kaléidoscopique.

Sous-titré « L’Inquiet », le premier volet de ces ‘Mille Et Une Nuits’ s’affirme d'entrée comme le plus drôle des trois. Satirique, parfois à la limite du délire surréaliste à la Buñuel (on pense en particulier à ‘La Voie lactée’), révolté sans jamais se départir de son humour pince-sans-rire et d’une délicieuse nonchalance, cette partie inaugurale fait le procès d’un coq qui chante la nuit, fustige des hommes politiques hargneux par impuissance sexuelle, organise une grande baignade sur la plage – où le son se coupe pour laisser place à de pures images documentaires… C’est enlevé, courageux, enthousiasmant, d’une liberté totale et contagieuse.

Mais après cette joie précaire, c’est à l’accablement que le deuxième volume (« Le Désolé ») fait place, en particulier avec un impressionnant réquisitoire contre la lâcheté individualiste et l’irresponsabilité politique (« Les Larmes de la Juge »), un faux western contemplatif ou la vie quotidienne d’une tour HLM, vue à travers les pérégrinations d’un chien passant d’un maître à l’autre (« Les Maîtres de Dixie »). Dit ainsi, ça peut encore paraître drôle (d’ailleurs, ça l’est), mais la conclusion du film, son brutal retour à la réalité, ne manquera probablement pas de vous glacer le sang.

Alors, la troisième partie des ‘Mille Et Une Nuits’ semble prendre le large. D’abord parce que Shéhérazade apparaît enfin dans le récit, foutant elle-même le camp, lasse de raconter des histoires aussi déprimantes sur l’Europe contemporaine. Mais aussi et surtout sur le plan formel, où Miguel Gomes semble encore plus fortement lorgner vers le cinéma expérimental, narrant ses histoires à travers du texte à l’écran, tandis que le son et les images du film suivent avec passion… un concours de chants de pinsons dans la banlieue de Lisbonne !

Humour inquiet, désespérance et salut dans la poésie : le cheminement dialectique des ‘Mille Et Une Nuits’ oscille entre mélancolie et tendresse, incertitude et rébellion, imagination débridée et réalisme social. De son projet fou, improbable, Miguel Gomes a su tirer ce film incroyable et titubant, où l’on peut s’amuser, pleurer en toute innocence, piquer du nez pour se réveiller en pleine crise de fou rire. On y passe du coq à l’âne – et d’une atmosphère qui rappelle Raoul Ruiz (‘Les Mystères de Lisbonne’) à un humour formaliste à la Godard.

En somme, voici une élégie étrange et joueuse, où les renégats et les animaux ne sont pas loin d’avoir le dernier mot. Politique, ce très long métrage l’est évidemment à fond. Et au sens large. Mais sans la moindre volonté de dénonciation ou de vengeance. Sans colère. Au contraire avec une douce ironie, une compassion chaleureuse, un sens aigu de la communauté affective. Une vraie leçon d’ouverture et de liberté conquise, par un cinéaste pour lequel on voterait désormais les yeux fermés, où qu’il se présente.

'Les Mille Et Une Nuits' de Miguel Gomes
Volume 1, L'Inquiet : sortie le 24 juin 2015
Volume 2, Le Désolé : sortie le 29 juillet 2015
Volume 3, L'Enchanté : sortie le 26 aout 2015

Écrit par Alexandre Prouvèze

Détails de la sortie

  • Date de sortie:vendredi 22 avril 2016
  • Durée:125 mins

Crédits

  • Réalisateur:Miguel Gomes
  • Scénariste:Miguel Gomes, Telmo Churro, Mariana Ricardo
  • Acteurs:
    • Miguel Gomes
    • Carloto Cotta
    • Rogerio Samora
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