Recevez Time Out dans votre boite mail

Oncle Bernard : l'anti-leçon d'économie

  • Cinéma
  • 4 sur 5 étoiles
  • Recommandé
Oncle Bernard : l'anti-leçon d'économie
Publicité

Time Out dit

4 sur 5 étoiles

Un passionnant tête-à-tête avec feu Bernard Maris, économiste et chroniqueur à Charlie Hebdo. Plus qu’un hommage, une démonstration d’intelligence et d’humour.

Cela fait bizarre aujourd’hui, début décembre, près d’un an après l’attentat du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo qui ôta la vie à certains des meilleurs dessinateurs de la presse indépendante française, de retrouver cette interview de Bernard Maris, dit Oncle Bernard, économiste et chroniqueur du célèbre journal satirique, assassiné ce même mercredi matin en pleine conférence de rédaction. Inutile de revenir sur ce drame. On l’a sans doute tous en tête comme si c’était hier.

Cela fait bizarre, vraiment bizarre, pour plusieurs raisons. D’abord parce que c’est précisément dans les locaux de Charlie Hebdo que se déroule cet entretien, enregistré en 2000 par le documentariste canadien Richard Brouillette, alors en pleine préparation de son documentaire ‘L'encerclement : la démocratie dans les rets du néolibéralisme’. La caméra y croise un Cabu rigolard, se balade dans la salle de rédaction de l’hebdomadaire… Et l'on a du mal à ne pas penser : celle-là même qui allait devenir le théâtre d’un incroyable bain de sang une décennie et demie plus tard. Si loin, si proche.

Bizarre surtout, puisque 2015 aura été cette année vicéralement noire, commencée par le massacre de Charlie Hebdo et conclue (?) par celui du Bataclan et du 11e arrondissement le 13 novembre dernier. Une année où la culture qui nous est la plus familière, celle des chroniques acides de Maris, de l’humour vitriolé de Charb ou des riffs au second degré des Eagles of Death Metal, se trouva tragiquement propulsée à la une des journaux internationaux, tandis que s’agitaient déjà les mouvements de récupération politique de ces douleurs devenues collectives – entre un inquiétant état d’urgence et les récents résultats électoraux d’une France au pied du mur. Ou fonçant droit dedans, ce qui revient au même.

Bref, cette « anti-leçon d’économie » que nous propose Richard Brouillette tient évidemment de l’hommage à Bernard Maris, économiste critique, éloquent, raffiné et drôle, mais elle ne peut manquer de prendre aux tripes, de nous replonger brutalement les mains dans le cambouis politique contemporain – car oui, c’est bien de cela dont il s’agit, au fond, lorsqu’on entend parler d’économie – quand bien même on aurait simplement envie de calme, de douceur et de légèreté. Mais enfin, ce n’est manifestement pas le moment de faire l’autruche. Alors, allons-y. Et haut les cœurs.

Un plan fixe, quelques rares zooms : la dispositif de Brouillette s'affirme d’un minimalisme radical. Autant dire qu’on part donc sur de bonnes bases, qui ont le mérite de laisser le discours de Bernard Maris ouvrir des pistes, opérer quelques rappels, entre cours magistral et discussion à bâtons rompus. Eclairant, le propos d’Oncle Bernard s’acharne à démêler une doxa économique délibérément obscurcie par les forces dominantes du néolibéralisme. Blocage institutionnel des politiques monétaires, absurdité des fondements dogmatiques de la micro-économie, illusions des principes de la rationalité des consommateurs, de la concurrence pure et parfaite ou de l’égalité employeurs-employés sur un prétendu « marché » du travail : Maris dissèque l’économie officielle de façon nette, précise, mais sans jamais se départir d’un sens de l’humour et de l’ironie qui rendent passionnant son propos, pourtant a priori ardu.

Surtout, sans la ramener ou jouer les prophètes, Oncle Bernard anticipe tout même assez brillamment la crise des subprimes de 2008 avec près d’une décennie d’avance, comme il nous met en garde contre l’effondrement d’une déjà fameuse « nouvelle économie » digitale excessivement spéculative – effondrement qu’il voit venir « d'ici une vingtaine d’année » ; c’est-à-dire, pour nous, dans pas très longtemps. Ouvrant la réflexion sur les mythes et les postures des pseudo-experts de l’économie (on pourrait citer François Lenglet, Jean-Marc Sylvestre, Alain Minc et leurs émules), Bernard Maris s’attaque ainsi au nerf même de la guerre. Autrement dit, l’argent et sa captation exclusive par les élites financières (car il faut bien appeler un chat un chat, non ?).

Rares sont sans doute les bons professeurs d’économie. Ceux qui font comprendre, sans tenter d’imposer autoritairement leurs théories. Keynes, plutôt que Smith. D’ailleurs, si Oncle Bernard parle, à un moment, de « terrorisme », ce n’est nullement pour pointer du doigt quelques fanatiques moyen-orientaux, mais pour évoquer le « terrorisme de la parole » imposé dans les médias et les cercles autorisés par le dogme néolibéral. Ce qui n’est pas sans laisser songeur. Certes, le travail de dévoilement entrepris par Bernard Maris est aujourd’hui poursuivi par de précieux chercheurs, comme Frédéric Lordon, Emmanuel Todd ou Thomas Piketty. Mais avec Oncle Bernard a disparu une part de notre histoire (celle des lecteurs de Charlie), comme un membre de notre famille intellectuelle. Aussi est-il rare qu’un film aussi simple apparaisse, in fine, à la fois aussi conceptuel et aussi émouvant. Tragiquement, hélas.

Écrit par
Alexandre Prouvèze
Publicité
Vous aimerez aussi