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Sibérie

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Sibérie
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Time Out dit

Antonioni a souvent répété qu’au cinéma, il valait toujours mieux employer des acteurs plutôt idiots : au moins, cela évite qu’ils ne prennent la grosse tête ou – pire – ne se piquent de mise en scène… Evidemment, de là à élaborer une théorie où les plus grands comédiens seraient de parfaits imbéciles comme les meilleurs auteurs de fieffés salauds, il n’y aurait qu’un pas que les limites de cette critique, et le rythme effréné de la lecture sur Internet, ne sauraient permettre. Seulement, si Antonioni savait sans doute être pince-sans-rire à ses heures (et on imagine comme il devait être délicieux de jouer des tours à Monica Vitti), on ne peut s’empêcher de repenser à ses propos sur les acteurs – un tantinet provocateurs, mais certainement assez justes, au fond – devant ce premier film de la comédienne Joana Preiss, qu’on ose à peine ici qualifier de réalisatrice, et c’est bien le problème.

Sur le papier, l’idée de base de ‘Sibérie’ semblait pourtant bonne, ou au moins ambitieuse : filmer au jour le jour le journal intime d’un couple, formé par l’actrice avec le cinéaste Bruno Dumont – couple qu’on devine d’ailleurs vite à deux doigts de la décomposition complète – lors d’un voyage à bord du transsibérien. Or, vu que Joana Preiss cite Robert Franck ou Jonas Mekas parmi ses influences, et que, de notre côté, on voue un culte éternel à Alain Cavalier, autre bouleversant magicien de l’autobiographie filmée, l’idée du film nous semblait a priori tout à fait sympathique. Hélas, ce qu’il l’est moins, c’est l’attitude agaçante de Joana Preiss, presque tout au long de son film.

Cette remarque n’a rien de personnel – ce serait superficiel et déplacé – et correspond, en fait, à un problème de distance : à la fois actrice, réalisatrice et monteuse de ‘Sibérie’, Preiss ne paraît en effet savoir où donner de la tête, créant de part et d’autre de son film des situations conflictuelles qui, souvent, paraissent péniblement artificielles ; un peu comme si elle craignait que son film manque d’action… Du coup, son compagnon, le pauvre Bruno Dumont, impressionnant réalisateur de ‘La Vie de Jésus’ et ‘Hors Satan’, s’en prend parfois plein la gueule (appelons un chat un chat), alors qu’il tente simplement, au sein du film, d’en rendre la conception plus cinématographique – au gré de réflexions pertinentes et souvent profondes sur le numérique, le hors-champ ou le travail de l’acteur. Hélas, Joana Preiss préfère lui faire la gueule parce qu’elle a paumé son portable… Bref, on conviendra qu’il y eût là comme une occasion ratée.

Au final, le film finit par manquer à la fois de pudeur et d’assurance, la comédienne ne parvenant jamais à se laisser aller, à se déprendre de la volonté de maîtrise de ce qu’elle filme – tout ce en quoi le zen Mekas excelle, par exemple. Au fond, le cinéma direct, en jeu ici, ressemble beaucoup, par ses exigences, à l’improvisation libre en musique : dans le meilleur cas, il s’agit de ne rien vouloir prouver, afin de se rendre disponible aux hésitations, aux frémissements, aux hasards. Ce qui est beaucoup moins facile que ça en a l’air. Or, ici, c’est l’inverse qui advient, et la caméra reste péniblement cloîtrée dans le wagon-lit d’une intimité qui tourne vite au nombrilisme. A la rigueur, la sensation de malaise et d’incompréhension qui s’en dégage aurait pu constituer la véritable profondeur de ‘Sibérie’ ; mais il aurait alors sans doute fallu que le film fût plus radical dans sa conception ou son dispositif…

Écrit par AP
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