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Thomas Salvador
© Laurent Thurin Nal

Interview • Thomas Salvador

Rencontre avec le réalisateur de 'Vincent n'a pas d'écailles', un film de super héros pour le moins inattendu

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Voici l'une des plus jolies surprises de ce début d'année 2015 : 'Vincent n'a pas d'écailles' de Thomas Salvador, tour à tour film d'auteur, comédie romantique et histoire de super-héros décalé, dont le protagoniste principal (interprété par le cinéaste lui-même) développe de fabuleux pouvoirs au contact de l'eau. Combinant une rare fraîcheur à une impeccable maîtrise sur le plan de la réalisation, 'Vincent n'a pas d'écailles' développe un ton délicieusement singulier, à la fois malin, distancié et extrêmement attachant. Rencontre avec son auteur, réalisateur et interprète, le discret et charmant Thomas Salvador (lire notre critique complète du film).

Time Out Paris : Après avoir vu votre film, on se demande si vous avez rêvé, enfant, d’être un super-héros. 

Thomas Salvador : Sans doute, oui. Petit, je lisais beaucoup de comics ; j’adorais les personnages de Marvel – mais pas seulement – et j’ai toujours aimé les gens qui sauvaient d’autres personnes. Peut-être est-ce parce que je m’appelle Salvador, et que ça veut dire « le sauveur » ? Peut-être que je porte ça, aussi. Mais c’est vrai qu'enfant, je rêvais beaucoup que je sauvais des gens.

Le choix d’incarner Vincent s’est-il imposé de lui-même ?

Oui et non. Oui au tout début, parce que j’ai pris l’habitude de jouer dans mes courts métrages, où il y a une dimension physique et corporelle, quelque chose qui m’excite en tant que spectateur. Quand j’ai commencé à écrire, c’était évident que je jouerais. Lorsque j’écris, j’ai un rapport très concret à la fabrication des films. Je me demande comment on va faire, au niveau des câblages, des effets spéciaux. Pour moi, la fabrication est tout aussi motivante que ce que le film raconte, les deux sont très liés. Mais peu après, j’ai eu une grosse période de doute ; je me suis dit que pour mon premier long métrage, avec de vrais dialogues, une histoire d’amour, la première femme que je filmerais, puis le fait d’être dans l’eau, c’était quand même osé. J’ai donc fait un gros casting d’acrobates et d’acteurs qui seraient un peu « physiques ». Parce que ce n’est pas une énorme tradition française : celle-ci passe beaucoup par l’oralité, la psychologie, et elle reste marquée par sa proximité avec le théâtre. Alors qu’en Asie, on trouve plein d’acteurs qui sont des cascadeurs, des danseurs, des acrobates géniaux – qui sont plus ou moins bons acteurs, d’ailleurs. En tout cas, je ne voulais pas prendre un acteur et le doubler : le même corps devait tout faire, embrasser l’héroïne, manger son petit sandwich et casser un mur de briques. Et finalement, nous avons attendu un peu, nous n’étions plus tout à fait sûrs de faire le film, et lorsque nous avons su que nous pourrions le réaliser, tout le monde s’est tourné vers moi... J’étais le seul à en douter, mais finalement, c’est bien moi Vincent.

Vous n’avez donc pas réellement écrit le rôle de Vincent pour vous ?

Le scénario a pas mal changé, et quand j’ai décidé d’incarner Vincent, j’étais quand même content que ce ne soit pas un mec de 25 ans qui joue le personnage – que l’on sente aussi une charge, un passif, même s’il est hors-champ. Vu qu’il y a très peu d’explications, on comprend qu’il trimbale ce secret depuis un certain moment. Et puis, le fait que je ne sois pas du tout connu m’a aidé, rétrospectivement. Je pense que ça aurait été délicat avec une star. Il fallait que l’on ait envie de découvrir le personnage.

Pourquoi avoir choisi l’eau comme élément déclencheur du surnaturel ?

C’est une bonne question, c’est la question que tous mes amis m’ont posée, car je ne suis absolument pas nageur, ni navigateur. Je suis un montagnard, ma grande passion, c’est la montagne, l’escalade et l’alpinisme. Mais pour le film, une image m’est venue d’un homme en maillot de bain, qui descendrait un petit cours d’eau, un torrent de montagnes dans lequel personne ne se baigne. Vincent ne vole pas, il ne crache pas du feu. Il s’agit d’un homme dans un élément que l’on connaît, mais avec un décalage. Et très vite, je savais qu’il réaliserait des exploits que ne font pas les nageurs qui se baignent dans les lacs et les piscines. Tout cela est venu un peu ensemble. Après, rétrospectivement, je pense que l’eau signifie plein de choses. La pureté, la nature, l’écologie, ce qu’a fait l’homme de l’eau, tant de sujets qui me sont chers... Mais tout ça, je n’y avais pas pensé, je l’ai écrit de manière naturelle.

Vous essayez de faire tout cela très instinctivement ?

J'essaye de réfléchir le moins possible. Je pense que plus un cinéaste réfléchit à ce que son film raconte en profondeur, plus il force des choses et moins cela résonne. Moi, je m'intéresse à mes personnages, à mon récit, à la mise en scène. Et pendant le tournage, aucune symbolique. Après, tout le monde en voit plein : le Yin et le Yang, la complémentarité de Vincent avec Lucie, notamment dans les scènes de « la plus longue caresse du monde » ou le baiser inversé de Spider-Man, le fait que Lucie fasse de la poterie, qui est un mélange de l'eau avec la terre... Des tas de choses auxquelles je n'avais absolument pas pensé.

Dans 'Vincent n'a pas d'écailles', on trouve des effets spéciaux sans la moindre intervention du numérique : comment les avez-vous pensés, sans les moyens désormais habituels du fantastique ?

Je pense que c'est une grosse part de ce qui m'excitait. Sur mes carnets, avant même qu'il n'y ait une histoire, des prénoms, des personnages, il y avait des dessins avec toutes sortes d'effets mécaniques. Et ce que je voulais, c'était vraiment être le plus réaliste possible dans le fantastique. Ce qui n'est pas du tout paradoxal, puisque la définition du fantastique, c'est l'irruption de quelque chose qui n'est pas naturel dans un univers qui, lui, est naturel. Je savais aussi qu'il ne fallait pas qu'il y ait de démesure, pour ne pas qu'on perde le personnage et qu'on tombe dans des figures et des choses qu'on a déjà vues ailleurs. C'était un peu une sorte de pari, même si je n'aime pas trop ce mot. On s'attache à Vincent et à son environnement, et même si ce qu'il fait n'est pas beaucoup plus que ce que pourrait faire quiconque - il doit être trois ou quatre fois plus fort qu'un homme normal, je pense - ça suffit à créer du spectaculaire, mais sous un angle humain. Vincent, c'est comme notre cousin, mais avec un pouvoir en plus. Il nous ressemble, il fallait qu'il nous ressemble, tout le temps. En général, quand un homme soulève un avion dans un film, même quand c'est très bien fait ou qu'il y a un budget énorme, on sait, on sent, par la manière dont l'acteur se positionne, que c'est du fond vert, et que l'acteur n'a absolument pas touché d'acier pendant le tournage. Moi, je voulais qu'il y ait peu de choses, mais que l'on se dise « il l'a vraiment fait » : la bétonnière, le mur, les sauts de dauphin. Et même sans être spécialiste des effets numériques, on sent bien que c'est de la vraie eau ; alors oui, j'ai préféré faire des petits sauts dans une eau gelée, car on sait que c'est un véritable effort, que c'est bel et bien l'acteur. Il y a ce rapport à la magie que je porte un peu en moi, ce côté un peu gamin, très ludique. J'ai fait pas mal de magie à une époque, donc j'aime bien avoir un problème et trouver la solution pour que non seulement, on y croit, mais que les choses puissent aussi se faire. Il y a une vraie bétonnière, de la vraie eau, des vrais sauts de dauphin, mais avec des trucs, à l'ancienne quoi !

Face à 'Vincent n'a pas d'écailles', on pense parfois à l'expression d'un « réalisme magique ». Est-ce que cela reflète un peu votre manière d'envisager la vie ?

Oui, ça me plaît. Effectivement, j'aime beaucoup la magie, mais quand elle est humaine, à notre hauteur. Pour moi, il n'y a rien de plus beau qu'un mec habillé normalement qui est proche de toi et qui fait des trucs incroyables, mais sans artifices superflus. Alors que quand on va dans un show à Las Vegas − même si ça ne m'est jamais arrivé −, tout est possible, il y a plein de lumières, plein de flashs, c'est beaucoup d'argent, de l'ingénierie, mais c'est beaucoup moins excitant qu'un mec en jean qui est à 36 cm de toi, qui commande un café et puis, d'un coup, fait quelque chose d'extraordinaire.

Voyez-vous en Vincent une métaphore de l'être humain, à travers sa dualité, son côté à la fois vulnérable, fragile et sa force surnaturelle, qui illustrerait la relation de l'homme avec ses pouvoirs, ses talents cachés ?

Je ne fais pas de films pour passer des messages, mais évidemment, je pense qu'il y a de ça, bien sûr. Je n'ai pas du tout forcé le jeu et la mise en scène quant au côté vulnérable du personnage. Je ne voulais pas qu'il soit hyper fort, mais incapable de faire ses lacets ou la vaisselle. Il est simplement réservé, mais cette réserve est liée à son don, et à la gêne qu'il peut en avoir. Après, je pense qu'il a un peu de mal avec cette ambivalence, le fait d'être à la fois très fier et très honteux de ce truc − on peut parler de talent, de don. Comme on a tous des choses que l'on n'ose pas dire mais dont on est fier, ou que l'on dit juste à l'amoureux, à la meilleure copine, à qui on demande de garder le secret... tout en ayant très envie qu'il ou elle le dévoile ! Je pense notamment au tout début de 'La Mouche' de Cronenberg et à cette scène complètement géniale où le héros, Jeff Goldblum, déclare qu'il a un secret qu'il ne peut dire à personne. Mais en même temps, il a envie que ce soit un secret absolu et que la terre entière le sache. Et ce n'est pas tout à fait un paradoxe ! Donc je pense que c'est ça qui me plaît aussi ; les séquences du quotidien, je les ai écrites non pas pour créer ce contraste, mais parce que j'avais envie de les filmer. Et au final, ça crée effectivement ce contraste, ce truc qui montre bien que c'est un homme, comme le dit le titre du film. Le fait que Vincent soit humain était très important. Quand les spectateurs, dans les festivals, me parlent de son humanité, de sa gentillesse, de son envie d'appartenir au monde qui l'entoure, je trouve ça formidable. Vincent, c'est quelqu'un qui veut être avec les autres, avec ce qu'il a, mais c'est un équilibre, une lutte de chaque jour. Ce n'est ni le secret absolu de Batman, ni le côté militant des Xmen... Moi, j'adore les deux cas, mais Vincent, lui, n'est pas dans un film de super-héros, il est dans l'entre-deux.

Concernant l’économie des dialogues du film, est-ce parce que vous pensez que le langage est source de malentendus ? Ou bien qu’il en dit trop, et qu’il vaut mieux laisser de la place à l’image et au spectateur, à son interprétation ?

Ce n’est pas une intention, c’est quelque chose de très naturel. C’est vrai que pour le financement, j’ai dû écrire pas mal de dialogues, en me disant que ce serait un vrai cauchemar ; on en a tourné pas mal, puis j’en ai supprimé beaucoup au montage. Moi, j’aime quand le cinéma fonctionne de manière presque archaïque : avec le cadre, le rythme, le montage. Pour moi, c’est presque un jeu inconscient de trouver le sens et de communiquer une situation par un cadre, une distance entre les personnages, le degré de sourire de l’un, le temps de réaction de l’autre... Et j’ose espérer que quand on voit le film, on ne passe pas 1h20 à se dire : « Mais quand vont-ils enfin parler ? » J’avais un peu cette crainte, vu qu’aujourd’hui on voit des films avec plein d’explications ; on annonce ce qui va se passer, on justifie, on commente ce qui se passe et ce qui ne se passe pas… Tandis que quand on ouvre un peu la brèche, d’un coup, les gens se disent : « Ah, nous allons savoir ça. » D’ailleurs, certaines personnes me disent que cela leur laisse un espace, que ce n’est pas un manque, que ça leur permet au contraire d’imaginer plein de choses, ce que peuvent faire les personnages en dehors du film, leur hors-champ.

On a l’impression que la contemplation de la nature occupe aussi une grande place dans votre film.

Oui, c’est une question de temporalité. Je ne sais pas si c’est contemplatif, mais le fait qu’il y ait du temps entre les plans l’autorise. Le temps du début du film, c’est aussi le temps de compréhension de ce personnage, de ses enjeux, de son envie de bien faire, d’être avec les autres... Tout ce temps est une manière d’être avec lui dans les éléments, dans la nature. Je suis un amoureux de la nature ; j’avais envie de la filmer, de filmer quelqu’un qui prenne le temps de s'y intégrer, comme lors de la rencontre avec le renard. Vincent prend le temps d’être là, et en étant bien dans son élément.

On sait maintenant que vous avez été magicien, acrobate. Quand vous parliez de cinéma archaïque, est-ce que vous n’évoquez pas un cinéma presque burlesque, avant qu’il n’ait la parole ? Le cinéma comme un art du mouvement ? Dans votre film, il y a à la fois l’influence de la culture pop des super-héros, mais aussi celle du burlesque, de Tati, que l’on ressent aussi. Est-ce que cela fait également partie de vos goûts cinématographiques ?

J’ai employé le mot archaïque, je ne sais pas si c’est le bon mot... Peut-être faudrait-il plutôt dire « originel » : ou comment est-ce qu’on s’est mis à jouer avec les images en mouvement. Pour en revenir à mes goûts, j’adore ce cinéma qui met en jeu le mouvement des corps, les films de kung fu, les comédies musicales, les films d’action. Avoir un personnage qui discute et, d’un coup, part en courant, saute par la fenêtre, ou quelqu’un qui se met à danser, subitement. Je trouve toujours ça merveilleux lorsque c’est bien fait. Dans mes goûts de spectateur et dans mes choix de cinéaste, il se trouve que mes films vont de plus en plus vers quelque chose comme ça, avec une grande importance donnée au corps. J’adore Keaton, Tati, qui sont aussi des cinéastes qui jouent dans leurs films, peut-être parce qu’il y est beaucoup question de rythme. Dans ‘Vincent n’a pas d’écailles’, il est aussi beaucoup question de rythme, d’accélérations, et le fait de jouer dans le film, c’est peut-être aussi pour moi une manière de diriger ce rythme dans les plans, et pas seulement au montage. En revanche, je ne me considère pas du tout comme un burlesque. D’ailleurs, personne n’a vraiment une définition satisfaisante du burlesque, les gens y mettent plein de genres. Le film parle de plein de choses, mais comme les films de Tati, très modernes avec peu de dialogues. Je ne dis pas que mon film est moderne mais il parle de la société, du travail, de la différence, avec cet aspect ludique aussi. Je fais très sérieusement des choses qui ne sont pas forcément sérieuses, mais je n’aime pas être sérieux dans le ton, avec l’idée qu’un cinéaste doit être un peu implacable, dominer le sujet. Tati et Keaton sont des cinéastes qui étaient généreux ; Keaton, ce n’est pas que des farces, quand on voit ses rapports à la société, au travail… Et Chaplin, encore plus frontalement, avec ses sujets de société et de politique. Mais il y a des films qui parlent de ça sans qu’on s’en rende compte, et c’est encore plus fort.

A partir de quand vous êtes-vous senti prêt à réaliser un long métrage ?

J’ai commencé il y a huit ans. Je ne me sentais pas tout à fait prêt, il faut croire, vu que j’ai mis du temps à écrire le film, mais c’est aussi lié à sa singularité, qui fait que pour le financement, les gens ne savaient pas trop si c’était une comédie, un film d’auteur… Il a fallu pas mal réécrire le scénario pour passer les étapes du financement. Mais c’est vrai que je n’étais pas vraiment pressé, j’ai fait 6 ou 7 courts métrages. J’ai peut-être aussi ce rapport à l’apprentissage, ou une tendance à vouloir bien faire les choses – bon, parfois, à vouloir trop bien faire les choses, on ne les fait pas du tout, mais c’est une autre histoire. Je ne suis pas si vieux que ça, mais mon premier court métrage, je l’ai tourné en 16 mm et je l’ai monté en traditionnel, avec des gants blancs sur une table d’Atlas : c’était important pour moi d’apprendre ça aussi, même si le numérique et le montage virtuel existaient déjà. J’ai 40 quarante ans passés, mais aujourd’hui, on est encore jeune à 40 ans, paraît-il.

Le film n’opte jamais pour le second degré, il n’y a aucune ironie, et en même temps, il n’est pas vraiment au premier degré non plus. On dirait plutôt qu’il faut le prendre au premier degré et demi. Cette tonalité du film a-t-elle été longue à trouver, ou à élaborer ?

C’est vachement bien, cette idée (rires). Encore une fois, ça a été très naturel. Et c’est vrai que j’étais surpris, car à la première projection publique à San Sebastian en Espagne, je croyais que les gens qui riaient se moquaient du film. En fait, je pense que ça vient de mon sérieux, et en même temps, ce sont des situations qui ne le sont pas vraiment, ou qui sont décalées. Par exemple, dans la scène de la poursuite, je n’ai jamais demandé aux gendarmes d’être burlesques ou d’être grotesques : ils sont essoufflés et ahuris, et vu que ce ne sont pas des super gendarmes comme on voit dans les séries américaines (où on a l’impression qu’ils font des chasses à l’homme tous les jours et savent faire des sauts périlleux), le fait de les voir tels qu’on serait, nous, face à l’inconnu, crée de la drôlerie. C’est ce décalage entre le réalisme et l’incongruité qui crée cette drôlerie. Peut-être que je le sais très inconsciemment, on va dire. Mais ce n’est effectivement pas du second degré, je n’aime pas tellement les films cyniques ou trop distanciés, je ne suis pas un grand fan des films des frères Coen par exemple. Mais je n’aime pas non plus les gens complètement premier degré qui veulent passer un message trop clair. Je préfère l’entre-deux, tout à fait.

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