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Après Faiminisme et Mangez les riches, Nora Bouazzouni continue sa dissection des mécanismes de domination qui se jouent autour de l’assiette. Avec Violences en cuisine une omerta à la française, elle s’attaque à un immense tabou, celui des conditions de travail dans les restaurants français, même (et surtout) les plus prestigieux. S’appuyant sur des travaux d’historiens et de sociologues mais surtout sur des milliers de témoignages d’anonymes des brigades recueillis depuis 2020, elle brosse un portrait effrayant de ce milieu où derrière la façade de générosité, de bonhomie et d’excellence, on respecte plus les produits que les gens.
Au menu ? Humiliations, emprise, agressions sur fond d’exploitation systémique à la limite de l’esclavage. Tout cela alors que jamais les cuisiniers n’ont été aussi célébrés sur les réseaux et dans les médias… Un livre bilan qui se refuse à sortir des noms de bourreaux pour laisser toute la place à la parole des victimes et milite pour une remise à plat du système
Violences en cuisine, une omerta à la française de Nora Bouazzouni, Stock, 342 pp., 21, 50 €.
En lisant votre livre, on a vraiment l’impression que s’attaquer aux violences en cuisine, c’est s’attaquer à la France.
Ce n’est pas du tout qu’une impression ! La vitrine de la France dans le monde aujourd’hui, c’est le luxe, le cinéma et la gastronomie. Les grands chefs sont devenus de véritables ambassadeurs politiques qui travaillent au rayonnement du pays et à l’attractivité touristique. Donc oui, critiquer la cuisine gastronomique, de fait, c’est aussi s’attaquer à un mythe français.
Qu’est-ce que ce mythe français ?
Dans ce mythe gastronomique, il est impossible de faire de la haute cuisine dans des conditions de travail légales et correctes, mais ce n’est pas grave car la France doit tenir son rang autoproclamé de reine de la gastronomie. Ce mythe imprègne tout le monde : de l’apprenti qui arrive en stage à 15 ans et à qui on dit qu’il faut souffrir pour progresser et atteindre l’excellence jusqu’aux clients des restaurants qui normalisent cette exploitation et ces violences. A table, on veut oublier que derrière les assiettes hyper techniques, il y a quelqu’un qui a travaillé des heures dans une pièce sans fenêtre à, par exemple, trancher des pistaches à la mandoline. C’est la « magie » de la gastronomie qui invisibilise le travail et les travailleurs. Or, ce qui m’intéresse justement, c’est la question du travail et de la valeur donnée aux métiers de service. Je veux replacer ces violences en cuisine dans un contexte de lutte des classes.
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La lecture du livre et l’étendue des souffrances et du silence rappelle la série Severance, où les salariés vivent l’enfer dans leur entreprise dont rien ne transpire.
J’y ai pensé en finissant ce livre pendant la diffusion de la saison 2 de la série. Pour exploiter quelqu’un, il faut commencer par le déshumaniser. Et comme dans Severance, la victime est volontaire, elle a accepté un contrat. Tous les cuisiniers qui ont témoigné le disent : « Je savais dans quoi je me lançais. » La différence avec la série, c’est qu’en cuisine, les victimes se souviennent des traumas. Elles se battent avec elles-mêmes et leur entourage pour justifier des choses injustifiables. Les personnes qui ont témoigné dans le livre m’ont dit que ça leur a fait du bien que quelqu’un les écoute sans minimiser leur souffrance.
Il y a 20 ans, la bistronomie abandonnait les codes bourgeois de la gastronomie, mais est-ce que ce cool s’est retrouvé dans les cuisines ?
C’était un discours médiatique pour attirer une nouvelle génération de clients qui n’avaient pas les codes ou les moyens des grandes adresses gastronomiques. Pas de nappes, pas d’argenterie, des serveurs accroupis, mais derrière, on retrouve les mêmes exigences en cuisine, le même travail, les mêmes horaires à rallonge… En fait, rien n’a vraiment changé depuis deux siècles. Le livre d’Orwell de 1933 (Dans la dèche à Paris et à Londres) que je cite reste complètement d’actualité. Seul le charbon a disparu ! La technique a évolué mais la cuisine demande toujours autant de travail humain. Dans le restaurant, la technologie n’est pas au service du progrès social ou des conditions de travail des gens.
Alors qu’il y a une pénurie de main-d’œuvre dans le secteur, selon la loi de l’offre et la demande, les conditions des employés de cuisine devraient pourtant s’améliorer…
La gastronomie semble se trouver dans une bulle où ne s’appliquent pas les mêmes lois, les mêmes règles que dans le reste de la société. Un exemple ? Les chefs sont plus syndiqués que les salariés ! Ils bloquent toutes les évolutions. La convention collective HCR s’avère la plus dure du pays : il n’y a que des dérogations. La dévalorisation du travail en cuisine est inscrite dans la loi ! Et pour éteindre la rébellion, on utilise l’artification. Les patrons disent aux équipes : « Vous n’êtes pas des ouvriers mais des artistes, et les artistes ne se syndiquent pas ! » Il faut ajouter l’illusion de la méritocratie où le commis se voit chef et donc n’a pas vraiment intérêt à faire évoluer les conditions de travail…
On a intégré que l'excellence ne s'atteint que par la violence
Mais le Covid semblait avoir fait bouger les lignes, non ?
Le Covid a surtout vu la sortie du métier de plein de gens en souffrance qui ont pu se remettre à vivre, dormir, voir leurs amis, ne plus se faire humilier quotidiennement. Je trouve atterrant que les chefs admettent la pénibilité du métier – on le savait merci – mais n’expliquent jamais le pourquoi de cette pénibilité qui fait fuir les salariés. Ils individualisent le problème avec des séances d’ostéo, de coaching, plutôt que de changer le système et par exemple arrêter de faire bosser les gens 80 heures par semaine payées 39.
Dans votre livre, Sébastien Bras, un des rares chefs qui témoignent, dit avoir pris ses distances avec la haute gastronomie et son stress, qu’il respecte les horaires…
Il souligne surtout que quand il a installé des badgeuses, les autres chefs l’ont appelé pour lui dire : « T’es fou, tu vas te faire défoncer par l’Urssaf ! » Comme s’il était impensable que les équipes travaillent dans des horaires légaux. Mais sa situation est particulière, il n’a pas de concurrent, sa notoriété fait que son restaurant affiche toujours complet. Dans le 11e, c’est plus compliqué !
Quelle suite après ce livre ?
Ce premier livre sur le sujet dresse un bilan général du milieu mais je compte bien continuer à creuser, avec cette fois des noms de chef(fe)s qui reviennent le plus dans les témoignages reçus et que je continue de recevoir – par exemple à chaque fois qu’il y a des remises de prix. Bref, je ne fais que commencer !