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Faut-il s'offusquer de voir un artiste interpeller un homme politique ?

Écrit par
Emmanuel Chirache
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L'intervention de l'écrivain Christine Angot hier soir face à François Fillon n'a laissé personne indifférent. Parmi les commentateurs, beaucoup remettaient même en cause la présence de l'auteur sur le plateau, comme si l'artiste n'avait pas vocation à intervenir dans un lieu réservé aux politiques et aux journalistes.

Sur CNews, le lamentable Pascal Praud demande d'ailleurs à ses chroniqueurs si « elle a l'épaisseur, la qualité littéraire » pour oser venir dans l'émission. C'est pourtant tout l'intérêt de la chose : loin des règles habituelles du langage politique et journalistique, mélange d'obséquiosité, de stratégie, de communication et de diplomatie, l'artiste apporte dans la sphère politique un discours de vérité, avec toutes les précautions d'usage autour du mot, qui tranche dans le vif. Il télescope les réalités brutalement, et c'est ce qui rend ce type de séquence totalement unique, idéale pour la postérité et pour l'audimat. Et peu importe sa valeur intrinsèque, on peut détester l'écrivain, émettre des doutes sur son talent, mais reconnaître la valeur émotionnelle de son témoignage.

L'histoire de la télévision nous a d'ailleurs offert d'autres exemples fameux de rencontres entre ces deux mondes différents. A certains égards, l'échange entre Fillon et Angot nous rappelle la venue de Daniel Balavoine au journal d'Antenne 2 face à François Mitterrand en 1980. A l'époque, ce dernier n'est pas encore président de la République, mais il récolte la « colère » du chanteur, qui s'agace de voir le temps défiler sans qu'on lui adresse la parole. Comme Christine Angot après lui, Daniel Balavoine parle en se raccrochant parfois aux notes qu'il a prises auparavant. Contrairement au politique habile, qui a tellement répété son ouvrage qu'il s'épanche dans l'air avec naturel, l'artiste se méfie de ses propres envolées, alors il prend racine dans l'écrit, il baisse humblement le regard vers la table pendant que le politique lève le menton. 

Balavoine sur le plateau d'Antenne 2 avec François Mitterrand.


Ce jour-là, Balavoine sait que son temps est compté, que le « système de l'information française » - ce sont ses mots - ne lui laissera qu'une petite minute pour balancer pêle-mêle les problèmes de la jeunesse et la situation difficile des travailleurs immigrés. Mais aussi pour mettre les pieds dans le plat des affaires, à la manière là encore de Christine Angot avec François Fillon. Balavoine évoque ainsi l'assassinat du juge Renaud, le meurtre de l'ancien ministre Joseph Fontanet ou le suicide obscur de Robert Boulin, des affaires mêlant corruption, financement occulte des partis et grand banditisme, mais dont le mystère demeure aujourd'hui entier. Il n'y aura aucun échange entre le chanteur et Mitterrand, le spectateur assiste à un long monologue décousu mais vibrant de Balavoine, auquel fait directement écho le « ce n'est pas un dialogue » de Christine Angot, lorsque Pujadas la somme d'écouter la réponse de Fillon. Pas de dialogue, juste la voix brute et confuse d'un être singulier, qui rapporte au pouvoir la « rumeur » du peuple, cet « ensemble de bruits provenant d'un lieu où de nombreuses personnes sont rassemblées » d'après la définition du Larousse.

La séquence est devenue historique, rediffusée à l'envi à la télé, partagée sur Facebook ou Twitter avec ces mots : « C'est toujours d'actualité. » La jeunesse de Balavoine, son destin tragique, et la déformation nostalgique du souvenir par le temps qui passe ont forgé la légende de cet instant. Rien n'indique qu'il en sera forcément de même pour l'intervention de Christine Angot. Dans la fougue et les combats du présent, Angot divise et c'est normal. Selon la place où l'on se trouve sur l'échiquier politique, cette séquence récoltera des avis très différents. A droite, c'est entendu : Angot n'est qu'une gauchiste pro-Hollande, une bobo, une scribouillarde au comportement « pitoyable ». Pis, elle donne dans « l'hystérie » - vieille antienne aux relents misogynes. On ne peut s'empêcher de penser que s'il s'était agi de Michel Houellebecq en train d'invectiver Benoît Hamon, les éditorialistes de la droite décomplexée n'en auraient pas fait tout un Flamby. A gauche, on regrette parfois la méthode et le résultat (la victimisation de François Fillon), mais on loue la substance. 

NTM, accusé de ne pas assez investir d'argent dans les banlieues par un ministre de droite.

Tout de suite, les éditorialistes ont saisi l'occasion pour remettre à sa place Christine Angot, la renvoyer à sa cuisine littéraire, afin de laisser la politique aux bons vieux nababs du genre. Combien de tartufferie dans l'argument qui consiste à accuser Angot de « servir » Fillon en le critiquant - ce que dit en résumé Yves Thréard du Figaro sur Europe 1, qui se drape dans sa mauvaise foi et interdit à l'écrivain de parler au nom du peuple (et au nom de qui parle-t-il, lui ?). Comprendre : surtout ne faites aucun reproche à Fillon, sinon il sortira plus fort ! Vaste blague et déni de démocratie. Face aux supporters de Fillon venus en nombre dans le public, Angot a incarné avec tout son malaise l'opposition, la vraie, elle dit « ce que les journalistes ne peuvent pas dire », elle s'insurge de la comparaison avec Bérégovoy là où Pujadas laisse couler. Elle pose la question clairement : « Est-ce que vous nous faites un chantage au suicide ? » Daniel Schneidermann le dit dans un bel article, Angot casse la langue de bois grâce à une technique simple : « Appeler les choses par leur nom. » 

Au fond, c'est le rôle ingrat de l'artiste en politique. Mettre des mots venus du réel sur la vacuité du logos politique. Le faire avec véhémence. Balavoine, encore, aux journalistes : « Vous exagérez l'information, je suis obligé de l'exagérer moi aussi. » Si l'artiste sort de son champ d'action, le politique exerce tout de suite une pression pour l'empêcher d'entrer. Ou alors il renverse les rôles et fait semblant de traiter d'égal à égal. Autre exemple célèbre, quand NTM évoque les paroles engagées de la chanson "Qu'est-ce qu'on attend ?" sur un plateau télé, Eric Raoult (ministre de la Ville dans le gouvernement d'Alain Juppé à l'époque) les invective avec une condescendance insupportable. « Vous gagnez de l'argent en vendant des disques, attaque-t-il, vous êtes très commercial (sic), vous vendez, mais est-ce que vous voulez réinvestir ? » Hallucinant. Un ministre demande à un groupe de rap originaire de Saint-Denis de payer pour réhabiliter les banlieues. Ils répondent qu'ils font de l'aide sociale sur le terrain, et la vulgarité crasse et populiste de Raoult renchérit : « Combien de thunes pour cela ? » Pour un peu, le groupe NTM se transforme à lui tout seul en ministère, avec son administration, son budget, ses investissements... C'était en 1996, et NTM chantait : « Les années passent, pourtant tout est toujours à sa place. »

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