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Le jour où j'ai joué au billard avec le chanteur des Eagles of Death Metal

Écrit par
Emmanuel Chirache
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Mon concert des Eagles of Death Metal au Bataclan le 13 novembre 2015 n'était pas le premier. Je les avais déjà vus pour leur baptême parisien au Trabendo en 2006, un concert épique, puis je les ai revus en 2009 au Nouveau Casino et enfin à Rock en Seine en 2012. Les Eagles of Death Metal et moi, c'est un peu une longue histoire d'amour. Fan de Josh Homme, le leader des Queens of the Stone Age et meilleur pote de Jesse Hughes, j'apprends un jour qu'il joue de la batterie sur le premier disque d'un groupe au nom improbable, issu d'une blague de potache. L'album s'appelle 'Peace, Love, Death Metal', la pochette un peu cheap montre des mains en train de faire le signe de paix hippie et les cornes du diable sur un fond rose entouré de bandes bleues. La musique ? Du rock'n'roll cradingue, sudiste, jouissif, sexy, spontané, simple et dansant, une bouffée d'air frais en pleine époque de minets lookés et propres sur eux.

Le chanteur du groupe n'est pas un gamin : il a déjà une autre vie derrière lui, celle d'un conseiller politique républicain devenu obèse, cocufié et abandonné par sa femme. Le rock'n'roll va le transfigurer en icône lascive à moustache et Ray-Ban pour toujours. Piètre guitariste, chanteur honnête surtout intéressant pour son falsetto, il séduit le public par sa personnalité, ses mimiques et sa coolitude absolue. Jesse Hughes, c'est l'incarnation du pouvoir de transsubstantiation du rock. Comme l'eucharistie fait du pain azyme le corps du Christ, la musique a changé un loser en icône. Il paraît qu'il ne faut jamais rencontrer ses idoles, mais Jesse Hughes m'a prouvé le contraire.

Après ma chronique du disque 'Heart On' sur mon modeste webzine, je parviens par miracle à obtenir une interview du chanteur avant le concert au Nouveau Casino du 27 janvier 2009. C'est un cliché un peu nul inséré dans ma critique qui m'a valu de décrocher l'entretien, car l'attaché de presse m'avouera plus tard, complètement aviné : « Tu sais pourquoi je t'ai filé l'interview ? Parce que t'as cité Nietzsche dans ta critique, et j'adore Nietzsche ! » Hum. Toujours est-il que ce moment passé avec Jesse Hughes et mon frère venu tenir la caméra restera gravé à jamais dans ma mémoire. Très vite, on se rend compte que le type est un animal social, une crème d’homme, le pote qu’on voudrait tous avoir. Impossible de ne pas l’adorer à la seconde même où il a ouvert la bouche pour vous parler.

La pochette du premier disque du groupe.



C'est en trinquant avec lui à la vodka que nous commençons l'interview, trente minutes débridées à parler de tout et n'importe quoi et où le musicien fera preuve d'humilité (« je n'ai rien inventé, je vole la même chanson des Rolling Stones depuis le début »), de goût (citant Captain Beefheart comme influence), et d'humour, avec des répliques qui font mouche (« J'aime les armes à feu, mais je ne chasse pas : les animaux ne peuvent pas répliquer »). A la fin, Jesse ne veut plus nous quitter, alors il nous invite à le rejoindre dans dix minutes au billard juste à côté. Quand nous débarquons dans le bar, on s'imagine le retrouver au milieu d'une cour de groupies et de potes, mais non, il nous attend tout seul en compagnie d'une femme de la maison de disques, qu'il draguera élégamment pendant la partie. L'heure du concert approche, pourtant le chanteur prend son temps. Au milieu d'une blague, il téléphone à l'attaché de presse, on pense qu'il s'inquiète de l'horaire : « Allo ? Oui c'est moi. Tu te souviens de la fin de la blague sur les deux homos ? »

Sur scène, Jesse Hughes aura même un mot pour nous, quelque chose du genre : « Je viens de passer un putain de bon début de soirée avant de venir, alors on va faire en sorte que ça continue. » A l'époque, c'était ça pour moi, les Eagles of Death Metal : un groupe super cool qui joue dans une salle accueillant quatre cents personnes et une parenthèse surréaliste dans un billard américain de la rue Saint-Maur. Un souvenir qui a mis du temps à resurgir dans ma mémoire après la tragédie du Bataclan et qui j'espère obscurcira vite tous les autres. Le concert de vendredi avait d'ailleurs commencé lui aussi sous les meilleurs auspices, avec un Jesse Hughes en prêtre de la transe boogie woogie et des spectateurs comblés. Le groupe jouait "Kiss The Devil" quand les terroristes sont entrés, comme une intuition terrible. Aujourd'hui encore, le chanteur incarne dans sa chair le destin de son public : à l'image des deux morceaux de cœur qu'il a tatoués sur ses deux mains, il faudra tous nous réunir pour reconstituer le nôtre. 

L'interview (désolé pour le format 4/3) :

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