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'Midnight Special', symptôme d'un cinéma américain qui ne sait plus raconter

Écrit par
Emmanuel Chirache
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Attention, cet article révèle des parties de l'intrigue du film.

Il semble que la tendance dans le cinéma américain soit à l'économie du scénario. Après 'The Revenant' et son intrigue linéaire calquée sur 'Le Convoi sauvage' (1971), voici 'Midnight Special' (encensé ici par notre collaborateur) dont l'histoire semble fusionner plusieurs films de Steven Spielberg en n'en gardant qu'une mœlle rognée de ses intentions ludiques les plus réjouissantes. Aux Etats-Unis, la politique des nouveaux auteurs est donc celle de l'austérité. Finis les débordements d'effets spéciaux, voici les effets de manche, une beauté visuelle sèche qui cache mal les lacunes évidentes de l'histoire. Un cinéma à l'européenne en fin de compte, qui revisite Hollywood en reniant son essence, son savoir-faire centenaire dans le storytelling et son génie universaliste, pour épouser à l'inverse une vision peine-à-jouir de la réalité où des êtres désincarnés se battent contre l'humanité entière. Héritiers de Terrence Malick, Alejandro Iñarritu et Jeff Nichols représentent chacun à leur manière cette nouvelle façon de faire, qui trouve dans 'Birdman' son manifeste, un mélange distant de prouesse technique et de discours « adulte » autour de l'art. Le réalisateur de 'Take Shelter' revendique lui aussi un cinéma de la maturité dans une récente interview pour Society.

Dans cette optique, son 'Midnight Special' ressemble en effet à un 'E.T.' pour adultes - et sans téléphone. Un film de Spielberg sans le génie divertissant du maître, une étude désincarnée sur la paternité, sans amour ni tendresse. Le film commence d'ailleurs par la reconstitution d'une famille. Abandonné par sa mère, jouée par une Kirsten Dunst s'orientant visiblement vers une carrière de mégère de moins de 50 ans, le jeune Alton a été adopté par un pasteur, qui voit dans ses pouvoirs surnaturels le signe d'une élection divine. Son père biologique, Roy (Michael Shannon), le kidnappe avec l'aide d'un flic et rejoint la mère pour accompagner l'enfant vers un rendez-vous mystérieux. Sur le chemin, le réalisateur peine à faire exister son film et ses personnages, la faute à des gimmicks scénaristiques trop soulignés et une absence totale d'enjeux. Ainsi pour bien faire comprendre au spectateur que Alton craint le soleil, on l'affuble de lunettes de plongée et on recouvre les fenêtres de chaque nouvelle planque avec des cartons. Lorsque Paul Sevier, un ingénieur en communications joué par Adam Driver, décrypte les coordonnées du rendez-vous, il entoure soudain plusieurs chiffres au feutre et crie : « J'ai trouvé ! » Sa joie réveille alors un type endormi à côté, un personnage jamais vu auparavant et qu'on ne reverra plus, projetant l'espace de quelques secondes le film dans le grotesque. 

C'est à croire que Jeff Nichols abandonne son film comme la mère avait abandonné son fils. Père démissionnaire, le réalisateur refuse le combat, éludant les dialogues, abandonnant des personnages en cours de route (le pasteur), résumant les rapports familiaux à des embrassades mécaniques et des dialogues performatifs qui se contentent d'énoncer l'action, avortant les pistes intéressantes, niant même aux protagonistes de l'histoire la possibilité de constituer leur propre destin. Une fois capturé par le FBI, le garçon demande à parler à Paul Sevier seul à seul, mais là où la discussion aurait pu être savoureuse, l'entretien tourne court. Quand ce même Paul Sevier s'enfuit et ramène l'enfant à ses parents, il demande s'il peut partir avec eux. Sa requête est rejetée, coupant à la fois l'élan naturel du personnage et les attentes du spectateur. Imaginez un peu 'Le Seigneur des anneaux' si Frodon n'accepte pas de porter l'anneau, ou 'Léon' si Jean Reno refuse d'entraîner Matilda avec lui... Accepter la logique propre des personnages fait partie de la cohérence organique d'un film et Jeff Nichols violente ce principe avec cette simple séquence. 

« Tu as bien tes lunettes pour aller à la piscine, hein ? »



Surtout, l'enjeu majeur du film autour de la peur des parents pour la sécurité de leur enfant s'estompe aussi vite qu'il est apparu. Alors qu'il tombe peu à peu malade sans qu'on sache pourquoi, Alton guérit avant même qu'on ait l'opportunité de s'inquiéter. Omniscient et omnipotent, il ne craint jamais rien, prévoit l'avenir et réconforte sans cesse son père en lui disant que tout va bien se passer. Dès le milieu du film, il devient évident que Alton « n'appartient pas à ce monde » et qu'il va rentrer gentiment chez lui lors de ce fameux rendez-vous au milieu de nulle part. C'est à un abandon final auquel nous convie le réalisateur, dans une apothéose aussi vide et transparente que le sont les êtres surnaturels qui viennent chercher Alton pour l'emmener dans une cité futuriste semblable à une projection 3D du Grand Paris par un cabinet d'architectes à la mode. De la première à la dernière minute, 'Midnight Special' a voulu tendre vers ce final, hélas trop mollement pour nous y précipiter. Mines graves (Michael Shannon fronce les sourcils 24h/24), phrases sibyllines (« Je comprends », prononce Kirsten Dunst alors qu'elle n'a sans doute rien compris), ellipses permanentes, refus d'accompagner les personnages, la frugalité de la mise en scène ne remplace pas un scénario. 

A cet égard, Jeff Nichols aurait mieux fait de s'inspirer d'un cinéaste sous-estimé : Night M. Shyamalan et son superbe 'Signes' (2002). Dans 'Midnight Special', la famille constitue une petite communauté de « croyants » qui renvoie un être surnaturel dans un monde supérieur auquel il appartient, en luttant contre des acteurs rationnels (FBI, armée...). Pour autant, rien ne semble lier entre eux les membres de cette famille, si ce n'est un enfant qui ne leur appartient finalement pas et qu'ils laissent partir. La foi s'impose à eux d'en haut, sans interprétation possible, et le départ de l'enfant disloque la famille, qui guette désormais les nuées à la recherche d'un signe qui ne viendra plus. En revanche, la famille de 'Signes' porte en son sein une fêlure, le décès brutal de la femme du pasteur incarné par Mel Gibson, qui lui a fait perdre la foi. C'est à travers les signes, mais aussi la parole et le souvenir (les anecdotes que le père raconte sur la naissance de chacun de ses enfants), que les rapports entre les membres de la famille se ressoudent peu à peu tandis que la menace des aliens se fait plus pressante. Plus émouvant encore, le dernier signe, celui qui couronne tous les autres et sauvera le fils d'un terrible drame, est une phrase prononcée par la femme de Mel Gibson avant de mourir. Libres d'interprétation, les signes ont fait communiquer les morts et les vivants, ils ont recomposé la famille. Alors que Shyamalan nous invite à interpréter les signes pour mieux vivre, Jeff Nichols nous impose la croyance dans un être tout-puissant, qui est abandonné autant qu'il nous abandonne. Une vision finalement beaucoup plus sombre que Nichols veut bien le dire.


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