Un coup de foudre à Berlin, une halle dédiée à la bouffe de rue, et l’idée germe. Quelques mois plus tard, un jeudi soir de juillet, sur le boulevard de Belleville, les stands s’installent, les foules affamées déboulent, et la street food entre dans le décor parisien par la grande porte. Dix ans plus tard, Le Food Market n’a pas changé de recette : cuisine populaire, joyeux brouhaha, et engagement chevillé au bitume. À l’occasion de cette édition anniversaire, on a rencontré celle qui a transformé un bout de trottoir en scène politique et culinaire.
Il y a dix ans, la street food était encore marginale à Paris. Quel a été le déclic pour créer le Food Market ?
Virginie Godard : "La visite du Markthalle Neun à Berlin ! Un véritable temple de la street food, convivial et métissé, comme Berlin sait si bien le faire. Ça a été un vrai déclencheur pour moi !"
Comment s’est passée la toute première édition, ce fameux jeudi soir de juillet 2015, boulevard de Belleville ? Vous vous souvenez d’un moment clé ?
Virginie Godard : "On avait limité le nombre de stands, parce qu’on n’était pas sûres qu’il y aurait du monde… Ni même que ça intéresserait quelqu’un ! Le matin, on découvre qu’il y a 50 000 personnes inscrites sur l’événement Facebook (ah, la grande époque !). Une heure avant l’ouverture, on décalait les stands pour permettre à la foule de circuler. Il y avait tellement de monde que très peu ont réussi à manger ce soir-là !"

Vous dites que le Food Market est né "un peu punk, inattendu, et résolument populaire". Qu’est-ce que ça voulait dire en 2015 ?
Virginie Godard : "S’installer sur la voie publique, boulevard de Belleville, entre les métros Couronnes et Ménilmontant, c’était déjà une démarche bien punk. Et surtout un choix volontairement populaire. À l’époque, les événements food avaient lieu dans des lieux très "cool", souvent exclusifs. Moi, je voulais que tout le monde se sente le ou la bienvenu(e), et quoi de plus universel qu’un marché parisien ?"
En dix ans, comment avez-vous vu évoluer le regard des Parisiens sur la cuisine de rue ?
Virginie Godard : "La street food a connu une trajectoire parallèle à celle du rap en France : elle a longtemps été peu considérée, et elle a fini par s’imposer au cœur du paysage gastronomique. Elle est aujourd’hui reconnue, respectée, célébrée."

La street food a-t-elle gagné en légitimité… ou perdu en spontanéité ?
Virginie Godard : "Elle a clairement gagné en légitimité. La spontanéité ? Elle est toujours là. La street food s’est diversifiée : qu’elle soit authentique ou très marketée, elle a gagné en qualité."
Le Food Market a-t-il dû s’adapter à cette institutionnalisation ?
Virginie Godard : "La seule valeur immuable qui évite toutes dérives : le goût. Si c’est bon et bien fait, alors la place est toute trouvée au Food Market."

Vous revendiquez un format "accessible, mais jamais formaté". Comment on garde l’esprit de fête sans céder au lissage événementiel ?
Virginie Godard : "On n’impose aucune direction artistique globale. Chacun peut s’exprimer librement sur son stand. En revanche, on encourage tous les restaurateurs à animer leur espace comme sur un vrai marché. C’est un petit théâtre de rue : les plats, les odeurs, les personnalités… Tout se mélange dans un joyeux brouhaha populaire."
Vous parlez aussi d’un événement food avec une “vision culturelle et politique”. Qu’est-ce que c’est, pour vous, une cuisine politique ?
Virginie Godard : "C’est une cuisine qui raconte son époque, qui reflète les enjeux de société : la mixité, l’inclusivité, l’écologie… Par exemple, on s’engage à proposer de plus en plus d’offres végétariennes – on a même fait plusieurs éditions 100 % végétariennes. La première a eu lieu en 2017 (bon, je ne vous cache pas que ça n’avait pas trop marché à l’époque !). On représente aussi des communautés à travers des éditions dédiées, toujours co-construites avec elles."
Comment sélectionnez-vous les stands ? Y a-t-il une ligne éditoriale culinaire ?
Virginie Godard : "Aucune ligne éditoriale stricte, si ce n’est le goût et la démarche. On veille simplement à ce que chacun reste spécialiste de sa cuisine, pour éviter les doublons ou les concurrences frontales."

Le Food Market donne une scène aux artisans, aux cuisines populaires, aux communautés. Est-ce une manière de rééquilibrer le paysage food parisien ?
Virginie Godard : "Oui, c’est une manière de donner la parole à tout le monde. On n’a pas que des restos "cool" et tendance. Il y a aussi des structures familiales, des enseignes plus confidentielles, des producteurs qui se prêtent au jeu de la street food… C’est ça, la richesse du marché."
Pour fêter les 10 ans, vous vous installez pour la première fois rive gauche, rue du Bac. Pourquoi ce choix ?
Virginie Godard : "Pour changer, et pour marquer le coup ! La rive droite a connu une explosion de lieux food ces dix dernières années, jusqu’à frôler la saturation. La rive gauche, plus bourgeoise, était restée en marge, mais ça commence à bouger. On trouve ça super de traverser la Seine pour cette édition anniversaire."
Qu’attendez-vous de cette édition "hors sol" dans un quartier très différent du vôtre ?
Virginie Godard : "On espère y recréer le même esprit de convivialité et de mixité. On a d’ailleurs mixé des stands du 7ᵉ arrondissement avec d’autres venus de la rive droite (Mehmet et BangBang). L’idée, c’est de faire circuler les saveurs et les gens. La cuisine a ce pouvoir magique de rassembler au-delà des différences, à une époque où on en a plus que jamais besoin. Le mélange des gens, des genres, des goûts. La convivialité, les rencontres… C’est toujours ça qui nous motive."

Quels nouveaux terrains aimeriez-vous explorer avec le Food Market ?
Virginie Godard : "Pour les 10 ans, on ouvre une boutique inspirée d’une supérette de station-service. J’adore le format boutique, qui nous permet de parler de street food mais aussi d’un univers plus global, populaire et culturel. J’espère en ouvrir d’autres !"
Si vous deviez réinventer le Food Market aujourd’hui, vous changeriez quoi ?
Virginie Godard : "Rien du tout ! Il a la même tête qu’au premier jour, et j’ai toujours autant de plaisir à y être. Certaines choses, visiblement, ne se démodent pas."