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A l’occasion de l’Halloween Party Ball II, 28 octobre 2023, Gaité Lyrique.
© Marie Rouge pour Time Out Paris - A l’occasion de l’Halloween Party Ball II, 28 octobre 2023, Gaité Lyrique.

Repas de famille chez la House of Revlon, cœur dansant de la scène ballroom parisienne

C’est quoi cette scène ballroom dont on entend de plus en plus parler à Paris ? Time Out s’est longuement entretenu avec les membres de la House of Revlon pour vous faire découvrir une communauté fascinante où les familles sont choisies, les normes passées au Sanibroyeur et l’imagination artistique sans limite.

Rémi Morvan
Écrit par
Rémi Morvan
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« Ces balls sont comme notre fantasme de superstar », disait Pepper LaBeija, la reine d’Harlem, dans Paris Is Burning, le docu de référence sur le mouvement ballroom sorti en 1991. En 2023, mission accomplie, la notoriété du ballroom a explosé, portée par des séries comme Drag Race, Legendary ou Pose, et ses protagonistes squattent les stories, les podiums et les unes de magazines.

Le mouvement ballroom (la « salle de bal » où les événements prenaient place) est né dans les années 1960 à New York. Ces lieux constituaient un refuge loin du racisme et des persécutions de la rue où se retrouvaient les communautés queers, noires et latinos. Les participant(e)s, organisé(e)s en famille ou House, s’y affrontaient (plus ou moins pacifiquement !) dans d’infinies et inventives catégories mélangeant danses (comme le voguing) et travestissement dans une grande célébration des identités. Si le milieu a été médiatisé à la fin les années 1980 via le film Paris Is Burning de Jennie Livingston et le titre Vogue de Madonna, il a fallu attendre les années 2000 pour voir le mouvement réellement se déployer à Paris sous les pas et les poses de Lasseindra Ninja et Nikki Gorgeous Gucci. 

House of Revlon
© Marie Rouge pour Time Out Paris - La House of Revlon

Depuis ? La scène ballroom a percolé dans la culture populaire française, entre vivacité artistique, shows TV qui cartonnent et intérêt médiatique et institutionnel. Pour comprendre ce qu’est aujourd’hui la scène ballroom parisienne, on a donné la parole à celles et ceux qui la font, en interrogeant quatre Revlon, l’une des Houses emblématiques du moment à la légitimité artistique incontestable. Au casting ? Le Legendary Father Vinii Revlon, la toute première légende européenne ; la Godmother Giselle Palmer, actrice, modèle et autoproclamée cheffe du pôle beauty queen ; Louis Parfois, infatigable militant de la transidentité ; Benoît Rousseau, directeur musique et danse de la Gaîté Lyrique, à l’origine des premiers balls dans l’institution. 

Quel a été votre premier contact avec la scène ballroom ?

Vinii : On est en 2011, je tombe sur un concours de danse sur MTV, et parmi les participants, il y avait un groupe de voguing : Vogue Evolution. Je me souviens avoir détesté, je les trouvais trop extravagants, trop brillants, too much ! Puis, au fil des épisodes, je me suis dit « En fait, ce sont les autres qui ne le sont pas assez ». Assez vite, je creuse, sur Youtube, et là, je découvre un monde et une communauté avec une histoire derrière. Et que ce n’était qu’un monde parmi d’autres. Je suis ensuite initié par un membre de la communauté LGBTQIA+ qui m’amène à la Défense puis à gare de Lyon, où je vois des gens en train de reproduire les chorégraphies de l’émission. J’ai su que je n’étais pas seul à avoir aimé.

Legendary Father Vinii Revlon
© Marie Rouge pour Time Out Paris - Legendary Father Vinii Revlon

Giselle : De mon côté, c’est avec le film Honey de Billie Woodruff. Dedans, il y a une séquence voguing avec André Mizrahi, figure iconique du voguing. A chaque fois, je me disais « Je ne comprends pas, il n’y a que cette scène qui m’interpelle ». C’est au fil du temps et de la compréhension de mon histoire personnelle que j’ai compris pourquoi. La suite, c’est mon premier ball en 2013, avec Matyouz de la House of Ladurée, au Générateur à Gentilly. Il y a peu de monde mais beaucoup de têtes importantes : Keiona, Lasseindra, Mother Nikki, Alex Mugler et peut-être Vinii. Je me dis qu’elles sont libérées, qu’elles s’assument et je me souviens avoir été choqué pendant la catégorie des sex sirens !

Benoît : En 2015, je suis directeur artistique de la Gaîté Lyrique et je monte le festival Loud and Proud pour célébrer et mettre en avant les cultures queers. Je connaissais Kiddy Smile qui me dit : « Je fais partie de la scène ballroom, tu devrais t’y intéresser. » J’avais vu le film Paris Is Burning mais je n’imaginais pas qu’il y avait une communauté ballroom en France. On organise notre premier ball, c’est un énorme carton avec 700 personnes. C’est une claque visuelle et émotionnelle : je suis surpris, je ne comprends rien aux règles, je n’avais aucune idée de l'existence des Houses.

« C’est la première fois que je voyais des vogueurs avec un look, un style, une prestance et une tenue du corps tellement différents des autres. » Vinii Revlon 

Louis : Moi, c’est plus récent et différent. On doit être en 2018 et Matyouz me contacte via les réseaux. Je parlais déjà beaucoup de ma transidentité, avec pas mal d’audience sur Twitter. Sans mec trans dans la scène ballroom européenne, c’était, à mon avis, une sorte d’objectif d’en ramener un ! Je débarque alors dans un monde que je ne connais pas du tout mais qui me plaît immédiatement. Je fais quelques entraînements, je débarque et walke immédiatement à l’Olympic Ball. J’étais obnubilé et je me suis dit : « Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ! »

The Godmother Giselle Palmer
© Marie Rouge pour Time Out Paris - The Godmother Giselle Palmer

Quel est l’état de la scène ballroom au début des années 2010 ?

Vinii : En 2010-11, les premiers événements se font à Paris, en boîte. On ne peut pas vraiment parler de ball, il nous manque encore les définitions, on le fait à notre façon. La première personne à avoir amené le voguing dans le hip-hop, c’est Lasseindra Ninja en France. Je me souviens d’un événement où la House of Ninja avait fait un show en clôture. C’est la première fois que je voyais des vogueurs avec un look, un style, une prestance et une tenue du corps tellement différents des autres.

Benoît : Pour donner un autre repère, quand je débarque en 2015, la scène doit concerner moins d’une centaine de personnes à Paris. Mais je sens qu’elle est en plein bouillonnement, avec un vrai potentiel pour grossir rapidement.

In Da House

Votre point commun, c’est que vous faites tous et toutes partie de la House of Revlon. C’est quoi une House et quel est son fonctionnement ? Quels sont vos statuts et comment peut-on en faire partie ?

Vinii : Une House, c’est une famille de choix. Encore aujourd’hui, ça peut être compliqué pour les membres de la communauté LGBTQIA+ d’échanger avec leurs parents biologiques. Avec tes parents de House, tu peux avoir des discussions autour des rapports sexuels, du travail, de l’école, de projets, de santé et d’amour sans avoir peur d’être jugé et rejeté. Moi, je suis le Father de la House of Revlon et la toute première Légende européenne, un statut officiel donné par les pionniers américains. Je suis un Revlon depuis 2012, quand des Revlon américains sont venus faire des workshops au MAC VAL et qu’ils m’ont adoubé comme l’un des leurs. Quant aux noms de maison de mode, ça remonte aux années 1980, du temps où ils et elles n’avaient pas accès à ce luxe. C’était la réappropriation de cette puissance. Je peux être appelé Balenciaga, Chanel… Aujourd’hui, la réalité est un peu différente sachant qu’on a accès aux marques.

Giselle : Je suis la Godmother, la marraine. Au-dessus de moi, tu as Father Vinii, Mother Keiona, et Kobe est le Godfather, le parrain. Je dois faire en sorte que tout le monde aille bien, quitte à me fâcher et que tout le monde soit au training le mercredi après-midi à 18h. Avec Louis, à la base, on a été membres de la House of Ladurée, avec Mothers LaReeda et Matyouz, désormais Owens. C’est en 2015 que je deviens Revlon.

Comment se passent ces changements de House ?

Louis : Tu peux avoir une House qui repère quelqu’un qui l’intéresse, qui lui parle discrètement et qui le vole ! Ça peut aussi être d’un commun accord, si tu ne t’y sens plus bien. Moi, j’ai perdu mon father chez les Comme des Garçons, je ne me sentais plus de rester, j’ai préféré partir. Et j’arrive chez les Revlon début 2023. J’ai un statut de simple kid.

Benoît Rousseau
© Marie Rouge pour Time Out Paris - Benoît Rousseau

Giselle : De mon côté, j’ai senti que la direction Ladurée n’était plus la mienne. Je voulais aller aux Etats-Unis quand eux voulaient se développer « à l’européenne ». C’était avant ma transition, je me découvrais, il me fallait des points de repère, avec des femmes et des gens qui me ressemblaient.

Benoît : Moi, j’ai un statut un peu particulier, un peu en surplomb, avec le rôle d’accompagner la House et de la développer, elle et la scène.

Quelles sont les caractéristiques et les spécificités de la House of Revlon parisienne ?

Vinii : Les Revlon, c’est la famille avant tout. Il y a l’aspect danse et compétition mais une House, c’est surtout passer des bons moments ensemble. Le talent n’est pas le plus important.

Louis : En un mot, je dirais : complète. Dans tous les sens et qualités que doit avoir une house. Il y a autant l’aspect famille, mais aussi bosseur, déterminé ou chill. On est aussi très honnêtes, quand on apprécie ou n’aime pas quelqu’un, ça se voit. Et il y a aussi une multiplicité de talents.

Benoît : C’est vrai que Vinii a composé sa House avec différents postes : des militants, des créateurs de mode, des artistes ou des gens plus dans l’organisation comme moi pour valoriser la scène.

« Ça aide de parler de sa transition, et moi, je le fais surtout beaucoup avec les petites de ma house. Et je le fais sans filtre, je veux qu’elles comprennent par quoi je suis passée. » Giselle Palmer

Giselle : Par exemple, Louis et Mariana représentent le pôle militant de la House. Louis veut que son histoire serve et je trouve ça remarquable. Mariana est une femme africaine, lesbienne, multitalent, elle veut ancrer que sa sexualité ne définit pas qui elle est. Moi, je ne suis pas militante au sens éducation mais je connais mes leçons. Je ne veux pas qu’on me voie comme « une personne trans ».  Je suis plutôt à la tête du pôle beauty queen. Keiona est la figure du pôle drag, c’est la drag d’Europe, avant même d’avoir fait Drag Race ! 

Louis Parfois
© Marie Rouge pour Time Out Paris - Louis Parfois

Louis : Le but de notre House est de créer un safe space entre nous et de faire en sorte que des propos graves entendus dans la ballroom ne se retrouvent pas dans notre propre famille. Quand tu es une personne concernée comme moi et militante sur les réseaux, il y a une importance capitale à prôner ce militantisme au sein de ta propre famille.

Giselle : On recrute encore des jeunes qui ne s’entendent plus avec leurs parents, et qui ont juste vu un endroit qui leur ressemble, grosso modo un « endroit gay ». C’est ensuite à nous de les éduquer, de manière générale, dans tous les domaines. Dire que cette chose-là ne se dit pas, ou que ce plat se cuisine comme ça.

Giselle et Louis, vous avez transitionné : pouvez-vous parler du rôle de votre House dans vos parcours et vos quotidiens d’homme et femme trans ?

Louis : Quand j’ai rejoint les Revlon, j’avais déjà fait un grand chemin dans ma transition ; aujourd’hui, j’en suis à l’étape de la réassignation sexuelle. C’est une grosse opération chirurgicale et les Revlon sont au courant de toutes les étapes. C’est très important quand tu es dans un parcours comme ça d’avoir des gens qui te comprennent, vivent possiblement les mêmes problématiques que toi en ne le minimisant pas. Giselle peut par exemple me dire : « Tu as raison de stresser mais ne t’en fais, on est là. »

Giselle : Quand j’ai fait mes premières opérations, la House a été dans les cinq premières personnes au courant. J’envoie des photos que je n’envoie qu’à eux. Ça aide de parler de sa transition, et moi, je le fais surtout beaucoup avec les petites de ma house. Et je le fais sans filtre, je veux qu’elles comprennent par quoi je suis passée, par quoi Mother Nikki Gorgeous Gucci est passée. J’expose tout : le panel transitionnel, familial, amoureux. Je sais que beaucoup de petites transitionnent par le désir que l’homme a de la femme. C’est mauvais. Il faut ensuite les éduquer pour leur dire : « Peut-être que tu as seulement toujours voulu être une femme. » Être en transition, c’est dur. Être dans les transports, c’est dur. Quand les gens me regardent dans le métro, je me demande toujours « Est-ce que je suis belle, est-ce qu’il m’a reconnue ? » Donc je passe ma vie en Uber, pas par peur, par tranquillité et précaution. Et je trouve que je suis trop belle pour les transports.

In Da Ball

Après la House, j’aimerais vous emmener sur votre terrain d’expression : le ball. C’est quoi au juste ?

Vinii : Un ball, c’est un événement avec un jury, un DJ, un maître de cérémonie, un public et plein de catégories avec des trophées et potentiellement des sous à gagner. Au micro, on annonce la catégorie, le décompte commence et c’est à ce moment-là que les gens se déclarent. Il n’y a pas d’inscription en amont. Deux tactiques existent : soit tu réserves l’effet de surprise, soit tu annonces ta présence avant avec arrogance.  

Tu parles de catégories mais la scène ballroom est souvent réduite au voguing ou aux performances drag.

Vinii : La réalité, c’est qu’il faut que toutes les couleurs de l’arc-en-ciel soient visibles, donc il y a plein de catégories. La mienne par exemple, c’est le vogue fem. C’est un style de danse créé par les femmes trans dans les années 1970, une variante très physique du holdway, le premier vogue, qu’on accélère, qu’on arrondit, qu’on féminise. Quand tu fais le vogue fem, tu danses, tu mets en valeur ton corps.

Giselle : Pour élargir, je vais me prendre en exemple parce que je participe à plusieurs catégories : realness, face, performance, body, sex siren. Realness, tu es jugée sur ton passing : est-ce qu’on dirait une femme/un homme ou pas ? Face : c’est sur la présentation du visage (traits, nez, dent, peau, yeux…). Sex siren : trouves-tu que la personne est assez sexy ? De manière crue : as-tu envie de coucher avec ? Performance : c’est sur les éléments du voguing. Enfin, body, c’est sur le corps avec plein de variantes différentes, qu’il soit rond, fitté ou pulpeux.

Time Out Paris
© Marie Rouge pour Time Out Paris - Une de novembre 2023

Benoît : Quelqu’un que la société va trouver en surpoids et mettre à l’écart, la ballroom le magnifie en créant une catégorie et lui permet de la gagner.

Qui peut participer ?

Vinii : La scène ballroom a été créée par la communauté LGBTQIA+ pour la communauté LGBTQIA+. L’ampleur prise avec les séries et les réseaux font que des nouveaux arrivent. Ils se reconnaissent et la visibilisation est importante. Il y a ensuite les femmes hétéros qui peuvent participer, elles ont même des catégories à elles. Pourquoi ? Parce que quand la scène a éclos, elles ont à la fois été un modèle, un support et un allié. Elles ont toujours eu leur place dans la scène ballroom. Par contre, les garçons hétéros, ils peuvent venir aux balls, supporter et être dans les Houses, mais ils ne peuvent pas participer aux catégories.

« Attention, sur le floor, ce n’est pas un monde de Bisounours. Il faut avoir les épaules pour encaisser tout ce qui s’y passe ! Mais je sais ce que je vaux et si je suis là, ce n’est pas pour rien. » Louis 

Comment préparez-vous le ball, aussi bien physiquement, esthétiquement que mentalement ?

Giselle : Chez les Revlon, il y a un entraînement tous les mercredis à 18h où l’on fait toutes les catégories. J’annonce : c’est militaire mais le résultat se voit dans les victoires ! Là, c’est une question d’assiduité, mais ce qui prend du temps, c’est surtout la création des vêtements. Moi, j’ai des longues robes qui tiennent des pièces entières, on doit ensuite m’aider à les tenir. On doit s’assurer que mon make-up n’a pas bougé !

Louis : De mon côté, vu que je fais la catégorie realness (la capacité à se fondre dans la norme de son genre, ndlr), il n’y a pas de préparation, soit tu l’es, soit tu ne l’es pas. Mon temps en ball consiste surtout à aider mes frères et sœurs qui concourent dans des catégories nécessitant des tenues ou des mises en scène complexes. Pour le mental, ça se construit avec le temps. Parce que, attention, sur le floor, ce n’est pas un monde de Bisounours ! Il faut avoir les épaules pour encaisser tout ce qui s’y passe ! Mais je sais ce que je vaux et si je suis là, ce n’est pas pour rien. Une fois que j’ai ma tenue prête et que ma House est derrière moi, je suis là pour m’envoyer !

Il y a un mouvement emblématique de la scène : le dip. 

Vinii : C’est un des éléments du voguing. Quand tu vogue fem, tu es censé raconter une histoire, et le dip, c’est le point final de l’histoire. Et quand tu te relèves, tu racontes une autre histoire. Il y a aussi une signification plus profonde qui parle de déposer tes traumas, tes insécurités, ce que tu vis et ton stress au sol. On peut penser que c’est un mouvement violent mais c’est avant tout la violence que tu subis. A dip is deep.

A l’occasion de l’Halloween Party Ball II, 28 octobre 2023, Gaité Lyrique.
© Marie Rouge pour Time Out Paris - A l’occasion de l’Halloween Party Ball II, 28 octobre 2023, Gaité Lyrique.

Giselle : Esthétiquement, il faut se retrouver au sol, avec le dos bien arqué, le pied droit ou gauche pointé et la tête pointée au sol. En plus des traumas, il y a aussi l’idée de rappeler les combats pionniers pour les droits des LGBT, où certains militants se jetaient au sol devant la police, comme un signe de mort. Une sorte de combat dansant : je suis déjà au sol, que peux-tu faire de plus ?

Benoît, tu as beaucoup photographié les balls, notamment à travers Familiar, un queerzine sur la scène ballroom. Quel regard portes-tu sur l’aspect visuel des balls ?

Benoît : La créativité est tellement infinie qu’il n’y a quasiment plus qu’à appuyer sur le bouton. Je fais des photos sur l’instant, je n’ai pas d’éclairage, ni de matos, je fais des photos au flash avec des poses très rapides, voire sans. Je privilégie la spontanéité, sans barnum, comme de la photo de rue faite dans un ball.

Dans la scène ballroom, des valeurs parfois contraires cohabitent : la bienveillance, l’entraide, le partage, la compétition et l’égo. Comment s’articulent-elles ?

Vinii : Tu as tout compris ! Et il ne faut pas oublier que ce sont les drag-queens et les femmes trans qui ont inventé la scène. Et les drag-queens sont connues pour être mauvaises, c’est le shade. Ça reste une compétition LGBTQIA+ où le shade est mis en avant. Le shade, c’est faire de l’ombre. Mais ça doit se passer sur scène uniquement. Quand je battle, je ne fais pas de câlins avant ou après, mais dans les coulisses, oui. C’est le côté spectacle, bal. Tout est une question de contexte.

Il est une autre notion, potentiellement antinomique, qui est souvent accolée à la scène ballroom, celle de safe space. Qu’en pensez-vous ?

Vinii : Malgré la médiatisation, on est obligé de rappeler que c’est un espace de la communauté. C’est un espace de célébration où l’on se célèbre. Tu ne peux pas arriver et faire des remarques désobligeantes. Quand tu viens pour la première fois dans un ball, tu en ressors avec des étoiles dans les yeux, ça rend intelligent. Pour moi, le voguing, c’est une disquette pour avoir une grosse discussion.

Louis : Après, c’est un jeu et une compétition, il n’y a pas de liens fraternels. Regarde les catégories, à aucun moment, c’est une safe place ! Je pense qu’il faut se servir des balls ! Quand tu battles des gens, quand tu réponds à des shades, quand tu arrives à te défendre, à te mettre en avant, t’es ensuite gonflé à bloc pour la vie extérieure !

A l’occasion de l’Halloween Party Ball II, 28 octobre 2023, Gaité Lyrique.
© Marie Rouge pour Time Out Paris - A l’occasion de l’Halloween Party Ball II, 28 octobre 2023, Gaité Lyrique.

Benoît : Je vais dire oui et non. Oui parce que c’est un endroit où l’on ne viendra jamais se foutre de ta gueule pour des questions de genre et de sexualité. Et si ça existe, c’est à la marge. Après, comme dans toute communauté, il y a beaucoup d’histoires de compétition, ça peut arriver que ça dérape. Ayant un regard extérieur sur ces questions de sexualité et de genre, pour eux, c’est acquis, pour moi, c’est encore quelque chose d’incroyable par rapport au monde extérieur. Quand je parle de safe place, c’est pour une personne LGBTQIA + qui ne se fera pas insulter par rapport à la vie quotidienne hétéropatriarcale à laquelle elles sont confrontées.

« Comme je le dis, je suis la Nicki Minaj de la ballroom française. Ça me met dans un personnage sans même que je le veuille, avec une carapace, un truc de star. » Giselle Palmer

Giselle : Moi, je récuse cette notion de safe space ! C’est ultra dur ! Parfois, tu n’as eu aucune réflexion dans la rue et là, on te dit « Ha non, je trouve que t’es pas real », ça te fait mal ! Effectivement, la ballroom te forge ! Mais ce n’est pas parce que c’est un monde LGBT qu’il ne va rien t’arriver, il peut même t’arriver pire que dans la société hétéronormée. Pour moi, c’est un lieu de compétition où tu vas voir des magnifiques costumes et des magnifiques personnes que t’as jamais vues dans ta vie. Par contre, oui, notre house, c’est un safe space. D’autres sont un groupe de danse, point. 

In Da World 

Pour finir, j’aimerais évoquer et questionner l’importance prise par la scène ballroom. Peut-on y voir une trahison par rapport aux valeurs de la scène originelle, underground et entre-soi refuge, ou une victoire parce que ce sont vous, les stars des magazines ?

Vinii : C’est un double questionnement : d’un côté, tu as envie que tout soit préservé, pas trop exposé avec des événements par nous et pour nous. De l’autre, il faut aussi voir que ça peut apporter beaucoup d’opportunités. Il faut contrebalancer : si, demain, une pub m’appelle pour recruter des vogueurs, je vais appeler des personnes de la scène et non des mannequins qui vont imiter les mouvements. Je suis content d’avoir des gens comme Kiddy qui se battent pour que ce soient les filles de la scène qui mangent. Car nous le méritons.

A l’occasion de l’Halloween Party Ball II, 28 octobre 2023, Gaité Lyrique.
© Marie Rouge pour Time Out Paris - A l’occasion de l’Halloween Party Ball II, 28 octobre 2023, Gaité Lyrique.

Giselle : J’avoue le voir parfois comme une trahison. Longtemps, on n’a pas voulu de nous, puis Beyoncé, Madonna ou une marque comme JPG nous ont mis en valeur, et alors les gens se sont réveillés. Oui, ça me saoule parfois que ce soit aussi mainstream, même si j’en tire des bénéfices. Et oui, on est des stars : chez les hommes trans, Louis est une star ! Et comme je le dis, je suis la Nicki Minaj de la ballroom française. Ça me met dans un personnage sans même que je le veuille, avec une carapace, un truc de star. C’est comme ça !

A côté de l’appropriation par le grand public, il y a les notions de développement et d’institutionnalisation dont la House, et vous Vinii et Benoît particulièrement, est partie prenante. Quel a été le processus ?

Benoît : A partir du moment où on a fait des balls ici, on s’est dit avec Vinii qu’il y avait des personnes queers racisées partout en France. J’ai commencé à bouger mon réseau de travail au service de la scène en me disant qu’il fallait aller dans les institutions en France pour faire des choses. Parce qu’il y a une vraie demande de ces publics. 

Vinii : On a besoin de créer notre version de « State to State ». En gros, aux Etats-Unis, ils ont des balls à New York, à Washington etc.. En ce moment, je suis en train de créer ça, la communauté a besoin et réclame ces espaces-là. Elle mérite partout d’avoir des espaces où l’on est nous-mêmes, et où l’on se célèbre. C’est ma mission d’aller partout et de semer la graine. On m’a ouvert les portes, et maintenant, à moi de le faire. 

Benoît, quel regard portez-vous sur ce processus, entre l’imaginaire d’une scène ballroom underground et l’institutionnalisation comme grand méchant loup ? 

Benoît : C’est toujours underground ! Mais oui, il y a la question de l’appropriation. Moi ce que je vois, c’est que ça permet de donner du travail aux gens de la scène ballroom, avec des conditions de travail acceptables et agréables. Effectivement, j’ai reçu des critiques à mon endroit disant que je « whitisais » la scène ballroom. Ce que Vinii et plein de gens réfutent. J’essaye de faire grandir et d’accompagner cette scène du mieux que je peux. Je connais la place que j’ai dans la scène du fait de mon statut, de garçon gay cis blanc qui n’a pas connu certaines choses qu’ont pu connaître certaines personnes de la scène. Mais l’institutionnalisation n’efface pas le reste et il y a toujours des balls undergrounds. A Villejuif, en banlieue, il y a tout autant de monde et de participants qu’ici, voire plus. Et ça cohabite très bien.

Pour finir, l’éclosion de la scène ballroom parisienne a une petite quinzaine d’années. Quelle est sa place aujourd’hui dans le monde ? Et quel regard portent les pionniers américains dessus ? 

Vinii : On a sans doute créé la scène la plus authentique et la plus proche de celle des Etats-Unis, tout en faisant infuser nos histoires et celles de nos parents, qu’elles soient antillaises ou africaines.

Giselle : La grosse différence avec les Américains ? Nos balls finissent à chaque fois alors que là-bas, il y a toujours des bagarres et ça ne se termine jamais ! Donc tu as des gens qui ne peuvent pas concourir, c’est terrible.

Benoît : Et ça peut même sortir des flingues !

Giselle : J’aime aller à New York pour comprendre l’importance de la scène, pour voir le berceau. De leur côté, ils voient ce que la scène ballroom nous a apporté en termes de mainstream, de média, de mode. Et on a aussi beaucoup de personnes talentueuses à Paris, dont certaines que je n’aime pas mais talentueuses !

Benoît : L’institutionnalisation et l’organisation, ils ne l’ont pas aux Etats-Unis. Il y a peu d’institutions qui accueillent des balls. Ceux où je suis allé, c’était au fin fond du Queens, dans des hangars. Pour le coup, ça reste très underground, à part un ou deux balls par an, comme le Latex Ball, soutenus par des marques. Ils ne sont pas soutenus par des institutions culturelles américaines et l’histoire du racisme aux Etats-Unis fait que ça continue.

Vinii : Aujourd’hui, Paris est la capitale du voguing dans le monde. Les Américains viennent ici non pas pour juger mais pour participer. On est à la base de la renaissance. Paris, c’est la capitale de la mode, des marques, c’est le rêve américain. Et aujourd’hui, Paris is burning, littéralement. On fait partie des gens qui portent les torches !

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