Pour beaucoup d’initiés, l’un des temps forts de la Fashion Week de Paris en juin 2025 ne se joue pas sur un podium, mais au Palais Galliera, le musée de la mode de la capitale. Une exposition consacrée à Rick Owens, seulement le troisième créateur — après Azzedine Alaïa et Martin Margiela — à recevoir un tel hommage de son vivant. Mais pourquoi lui, et pourquoi maintenant, alors que sa carrière est loin d’être terminée ?
Rick Owens fait partie des rares créateurs indépendants à conjuguer reconnaissance critique et succès commercial dans une industrie largement dominée par les géants du luxe. Mais il est surtout l’un des stylistes les plus singuliers de sa génération ; voire de toute l’histoire de la mode. De ceux qui fascinent, parce qu’ils bâtissent un univers total. Un démiurge radical, maître d’un monde ténébreux que d’aucuns jugeront hermétique, mais qui fédère une véritable communauté de fidèles.
C’est sans doute ce caractère “culte” qui frappe d’emblée lorsqu’on entre dans l’exposition scénographiée par Rick Owens lui-même. Dans la pénombre, sur des estrades, dans des alcôves ou suspendus au plafond, les mannequins de la première salle, aux murs tapissés de feutre, semblent réunis pour une étrange cérémonie en hommage à leur créateur. Vêtus de silhouettes dignes d’un film de science-fiction dystopique mais ancrées dans le réel. Celui de Rick Owens et de sa muse Michèle Lamy, qui figure sur l’affiche de Temple of Love et à qui l’exposition semble aussi adressée.
Une entrée en matière placée sous le signe de sa période “Hollywood”, qui couvre ses débuts jusqu’à son installation à Paris en 2003, et permet d’introduire les influences et obsessions chères au natif de Californie. On y découvre quelques œuvres marquantes pour lui — comme un passage du roman À Rebours lu par Rick Owens en français — ainsi que des documents allant de cartons d’invitation à la pochette de l’album Diamond Dogs de David Bowie, un choc esthétique pour le jeune Richard Saturnino Owens. On croise aussi des extraits de films qui ont nourri son imaginaire. Mais surtout, un grand nombre de silhouettes, qui en disent souvent bien plus que tous les mots sur celui qui affirme dans le livret fourni : « LES VÊTEMENTS QUE JE CRÉE SONT MON AUTOBIOGRAPHIE. C’EST L’ÉLÉGANCE CALME À LAQUELLE J’ASPIRE ET LES DÉGÂTS QUE J’AI CAUSÉS EN CHEMIN. ILS SONT L’EXPRESSION D’UNE TENDRESSE ET D’UN ÉGO DÉCHAÎNÉ. ILS SONT UNE IDÉALISATION ADOLESCENTE ET SA DÉFAITE INÉVITABLE. »
(Oui, Rick Owens écrit toujours en majuscules. C’est aussi le cas pour les citations reproduites sur les cartels de l’exposition.) Plus d’une centaine de silhouettes, accompagnées de nombreuses explications, sont réparties entre les deux grandes salles du parcours. La seconde, inondée de lumière naturelle pour la première fois dans l’histoire du musée, s’attarde sur l’évolution du travail de Rick Owens depuis son arrivée à Paris. Deux espaces plus confidentiels viennent compléter l’ensemble et ouvrent une fenêtre sur l’intimité du créateur :
Du côté de la sortie, la reconstitution de sa chambre à Los Angeles, comme pour illustrer son côté spartiate et monacal. De l’autre, une pièce où les photographies sont interdites et l’accès déconseillé aux mineurs, car elle vise à montrer son goût pour la débauche et la provocation – comme en témoigne une statue de cire le représentant en train d’uriner (avec un vrai jet).
« LE MONDE PEUT ÊTRE TRÈS CRITIQUE ET EXCESSIVEMENT MORALISATEUR. JE ME SENS RESPONSABLE DE CONTREBALANCER CELA PAR UNE DÉBAUCHE JUBILATOIRE. »
Comme nous l’a confirmé le commissaire scientifique de l’exposition, au-delà de la dimension sacrée qui fascine Rick Owens, le titre fait référence à une chanson du groupe gothique The Sisters of Mercy. Un nom qui a aussi servi à baptiser les trois grandes statues drapées de capes à paillettes, installées devant les fenêtres dans le square du musée. On y trouve aussi une série de trente sculptures en béton inspirées du mobilier brutaliste conçu par Michèle et Rick, une reprise du restaurant d’été du Palais Galliera, ainsi qu’un jardin repensé en collaboration avec les jardiniers de la Ville de Paris, qui y ont planté des ipomées bleues, la fleur fétiche de Rick Owens. Des sachets de graines sont même en vente à la boutique du musée.
Pour revenir à la chanson, elle évoque l’idée de trouver refuge dans un “temple of love”. Une notion que l’on retrouve en filigrane dans cette exposition, et plus largement dans l’œuvre de Rick Owens, qui expliquait dans une interview accordée à Artforum voir chacun de ses projets comme une occasion de défendre ses valeurs : « UN REJET DE L’INTOLÉRANCE OPPRESSIVE QUE J’AI CONNUE EN GRANDISSANT. »
D’où la suite de sa déclaration dans le livret :
« J’AI FAIT DE MON MIEUX POUR OFFRIR UNE ALTERNATIVE AUX ESTHÉTIQUES CULTURELLES STANDARDS, DANS LESQUELLES NOUS NE NOUS SENTONS PAS TOUS REPRÉSENTÉS… JE NE REJETTE NI NE CONDAMNE RIEN, JE PROPOSE JUSTE UNE AUTRE OPTION. J’ESPÈRE QUE CHACUN DE VOUS TROUVERA ICI, D’UNE FAÇON OU D’UNE AUTRE, UN REFLET DE SOI. »
Vous l’aurez compris : Rick Owens a ouvert, comme rarement, les portes de son monde, et nous y sommes tous bienvenus.