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‘Moi, Daniel Blake’ : sainte colère de Ken Loach

Écrit par
Alexandre Prouvèze
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Egal à lui-même, le cinéma de Ken Loach semble pourtant encore avoir des choses à dire. En substance : que le monde va mal. De plus en plus. Ici et ailleurs.

Politique toujours

En général, autant commencer tout de suite par les sujets qui fâchent : comme ça, après, on peut poursuivre tranquille, se réconcilier, boire des coups même, parfois, en se disant que finalement, si, on est d’accord…

Or, ce qu’on peut reprocher à Ken Loach, c’est pratique, c’est toujours à peu près la même chose. A savoir, outre les limites inhérentes à son parti pris d’un cinéma ancré au plus près d’un certain « réalisme » social (or, le réel, on sait ce que c’est… ou plutôt non, justement en fait, on ne sait jamais vraiment), le principal grief qu’on pourrait adresser à Ken Loach a probablement trait à sa vision un brin trop romantique, angélique ou idéalisée des classes populaires.

Que les bourgeois soient comme les cochons, ça, on s’en doute depuis un bon moment. Seulement, est-ce que cela signifie que le dénuement est nécessairement admirable ? Il est permis d'en douter. Bref, ceux qui n’apprécient pas l’engagement de Ken Loach risqueraient fort a priori de bouder ce ‘Moi, Daniel Blake’ très politique. Eh bien, laissez-moi vous dire qu’ils auraient tort ! Enfin, chacun fait ce qu’il veut, évidemment, mais ce serait quand même dommage.

Politique au jour le jour

En effet, l’une des grandes forces de ‘Moi, Daniel Blake’ tient à la précision rageuse, presque documentaire, avec laquelle Loach scrute les rouages kafkaïens de l’administration britannique, et l’institutionnalisation quotidienne des rapports sociaux de domination qu'elle instaure. Ainsi davantage tourné vers le théorème sec, à froid, que vers l’idéologie démonstrative ou lacrymale, ‘Moi, Daniel Blake’ pourrait bien constituer, au final, l’un des films les plus forts de Ken Loach.

A Newcastle, Daniel Blake (Dave Johns), 59 ans, menuisier au chômage après un sérieux accident du travail (une crise cardiaque, plus précisément), tente simplement de toucher ses allocations d’invalidité. Ce qui tient, en fait, d'un véritable parcours du combattant. Bientôt, Daniel se lie d’affection pour Katie (Hayley Squires), jeune mère célibataire de deux enfants qui vient de débarquer de Londres – la gentrification massive de la capitale britannique l’en ayant expulsée. Bref, quatre personnages et trois générations qui vont s'entraider, se serrer les coudes, face à la violence du système politique et social. 

Les acteurs, souvent émouvants, sonnent juste, le scénario se déroule sans grande surprise mais avec ce qu'il faut de rythme... Et pourtant, c'est à un autre niveau que se joue l'importance de ce dernier film de Ken Loach, pour lequel le vétéran britannique est sorti de la retraite qu'il avait annoncée après son précédent film, 'Jimmy's Hall' - et qui lui a également valu sa seconde Palme d'Or, au dernier festival de Cannes.

Sainte colère

Car c'est dans ce qu'il dit de la généralisation, à toutes les sphères de l'existence, d'un système social fondé sur des valeurs, des représentations ou des hiérarchies inégalitaires, artificielles, illégitimes, que 'Moi, Daniel Blake' exprime, mieux que la plupart de ses semblables, une question politique essentielle. Celle de la soumission à des pouvoirs abstraits. Qu'il s'agisse d'une banque ou d'un Etat. Ou, pour reprendre des mots d'un autre temps (quoique le concept reste criant d'actualité), la question profonde du film est celle de la servitude volontaire. Comme elle était aussi celle, bien que dans un tout autre genre, du 'Nocturama' de Bertrand Bonello.

Ce qui différencie Daniel ou Katie des autres, en effet, c'est leur distance par rapport au système économique et social. Leur refus, poli mais ferme, de se compromettre. Leur côté Bartleby, quoi. Préférant se cogner la tête contre les murs que trahir leurs idéaux (honnêteté, amitié, sens du sacrifice...), les héros de Loach semblent peu à peu les seuls à véritablement tenter de vivre (heureux ou pas, d'ailleurs), dans un monde désormais déshumanisé, valorisant la performance, le quantifiable, et qui ne saurait que présider à leur écrasement.

Cette colère de Loach, 80 ans et témoin de multiples époques, face à la soumission contemporaine et à la dilution des consciences politiques dans l'abstraction muette d'un système délibérément absurde : voilà ce qui s'affirme valable à peu près partout aujourd'hui. Derrière ses éventuels défauts et la situation particulière qu'il évoque, 'Moi, Daniel Blake' parle donc du monde au sens large. De celui qui nous entoure et de celui qui nous contraint. Sa portée, comme sa rage, pourrait donc bien être universelle. Ou, en tout cas, vous résonner au fond des tripes.

'Moi, Daniel Blake' : extrait

 

>>>> 'Moi, Daniel Blake' de Ken Loach, avec Dave Johns et Hayley Squires. En salles à partir du mercredi 26 octobre. Distribution Le Pacte.

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