Il y a quelques années, le musée de l’Orangerie interrogeait les liens entre l’impressionnisme et la peinture abstraite avec l’exposition Nymphéas. L’abstraction américaine et le dernier Monet. Cette ultime série du maître impressionniste, véritable tournant dans l’histoire de l’art, sert aujourd’hui de point de départ à la nouvelle exposition du musée : Dans le flou – Une autre vision de l’art de 1945 à nos jours. Une plongée dans l’indistinction visuelle, amorcée par une citation extraite du roman de Grégoire Bouillier, Le Syndrome de l’Orangerie :
« Au vrai, on ne voit rien. Rien de précis. Rien de définitif. Il faut en permanence accommoder sa vue. »
Effet optique omniprésent dans les grands panneaux installés au musée depuis 1927, le flou a longtemps été attribué aux troubles de la vue dont souffrait Monet en fin de vie. Les commissaires de cette exposition choisissent une autre lecture : celle d’un geste esthétique délibéré, réinvesti par de nombreux artistes après lui – d’Alberto Giacometti à Christian Boltanski, en passant par Hans Hartung, Mark Rothko ou Hiroshi Sugimoto.
Cette esthétique du flou, qui précède même Monet, se manifeste déjà chez William Turner – figure tutélaire des impressionnistes – qui s’inscrivait dans la tradition du sfumato renaissant.
L’exposition ne suit pas un déroulé chronologique : dès la première salle, Monet et Turner côtoient des artistes contemporains. Le fil conducteur est thématique, et explore les usages du flou sous ses différentes formes – techniques, conceptuelles, symboliques.
Peinture, bien sûr, mais aussi photographie, vidéo, sculpture : le flou s’immisce partout. Parfois convoqué via des procédés scientifiques – rayons X, manipulations optiques – il questionne les frontières du visible, engage le regard de l’artiste comme celui du spectateur, et bouscule les notions de subjectivité et d’objectivité.
Car le flou n’est pas seulement ce que l’on ne voit pas nettement : c’est aussi ce qui échappe à la mémoire, ce que l’on tait, ce que le temps efface, ou ce qui excède notre perception. Il devient outil politique, poétique, spirituel. Dans la dernière partie du parcours, certaines œuvres effleurent même le mystique, comme si s’éloigner de la figuration permettait d’atteindre l’indicible.
Autant de pistes sensibles que l’exposition déploie avec finesse, sans tomber dans la surinterprétation. Comme si, paradoxalement, c’était le flou qui nous permettait d’y voir plus clair dans l’art contemporain.