Kukii
©. MOHAMMAD SHERIF
©. MOHAMMAD SHERIF

KUKII, l’artiste venue renaître avec le son et l’énergie insurrectionnelle du Moyen-Orient

Avant son concert sous la nef du Grand Palais ce mardi 8 juillet, KUKII nous raconte sa nouvelle vie artistique.

Rémi Morvan
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Le Caire, nid pour une nouvelle vie. En 2021, l'artiste Lafawndah, connue pour sillonner depuis une décennie l’avant-garde électronique, débarque dans la capitale égyptienne avec une intuition. Elle commence par créer un dossier nommé « Cairo KUKII », du nom de cette tante cairote qu’elle n’a jamais vue mais dont l’esprit l’a attirée ici et l’obsède au point de devenir elle-même KUKII.

Son album Rare Baby, paru le 28 mars dernier, raconte cette transition, cette reconnexion familiale et ce nouveau chapitre artistique marqué par le confinement, l’immersion dans une nouvelle ville et la contestation iranienne « Femmes, vie, liberté ». De quoi donner à ce disque une énergie de cortège de tête ! Avant son concert sous la nef du Grand Palais ce mardi 8 juillet, KUKII nous raconte sa nouvelle vie artistique.

Après plus de dix ans de musique sous l’alias Lafawndah, tu sors cet EP sous le nom de KUKII. Que s’est-il passé ?

En 2021, j’arrive au Caire et je crée un dossier de travail sur mon ordi nommé « Cairo KUKII ». KUKII, c’est le nom de de ma tante, mon point d’ancrage dans la ville. Une femme dont je ne connaissais rien mais qui m’appelait comme une sirène. Ce n’est que très récemment que j’ai reconnecté avec mon père, et j’ai commencé à avoir des images, puis des histoires avant d’apprendre qu’elle était sur son lit de mort. Pour moi, c’était évident : elle était là au début de ma vie, et moi, je devais être là à la fin de la sienne. 

Tu as fini par la rencontrer ?

Je l’ai rencontrée, mais c’est surtout sa fille qui me raconte des histoires sur elle. C’était une femme iconique, une grande danseuse, une vraie star, une femme obsédée par la musique, par le raï algérien, par Cheba Warda et les femmes algériennes. Même sur son lit de mort, sans pouvoir parler, elle souriait en les entendant. Et ce qui me bouleverse, c’est qu’au départ, j’ai pris son nom par intuition, en façonnant mes propres histoires. Et progressivement, ce que j’en apprends donne du sens à tout ça. 

Kukii
© Jim C. Nedd

C’était impossible de sortir ce projet sous ton ancien alias ?

Ce n'est pas aussi rationnel que ça. J’ai depuis quelques années cette intuition de mue, et elle s’est accélérée avec mon installation au Caire et les histoires de famille. Mais on me décourageait en me disant qu’on n’allait pas me retrouver si je changeais d’alias. Le déclic est intervenu lors de discussions avec mes amis Seda Bodega et Mehdi Meklat. C’est un moment où il s’est passé énormément de choses d’un point de vue familial, au niveau de ma spiritualité, de ma musique, de comment j'utilise ma voix.

Comment as-tu travaillé avec ta voix ?

J’ai toujours aimé avoir des règles en commençant un album, ça m'encourage, avec les gens qui m’accompagnent, à sortir de ma zone de confort. J’avais instauré une règle pour ma voix : me défaire de l’idée de beauté pour avoir quelque chose de dur et d’urgent. C’était difficile car ça touchait à l’image de soi. Cette idée provient en partie de mon rapport au mahraganat (l’électro-chaâbi) et au raï, dans leur utilisation de l’Auto-Tune, et plus globalement dans leur manière d’envisager la voix comme un instrument. J'aime beaucoup la précision de l’écriture d’une voix en studio, et là, j’ai tout lâché. 

Quel était le contexte de création ?

C’est un projet infusé de choses insurrectionnelles : cette histoire de KUKII intervient après le Covid, en 2021. Les rassemblements étaient interdits, j’ai donc commencé à enregistrer les premières maquettes un peu dans l’urgence, dans une cuisine, micro à la main. Et la fois suivante, quand je réunis mon équipe, c’est le moment des manifestations en Iran, avec toutes ces filles qui chantaient ces chants de collégiennes. Il y a tout ça dans cet EP : des moments politiques, humains, collectifs qui correspondent à des moments personnels. Tout ça a créé une musique désobéissante.

Les cultures iranienne et égyptienne semblent liées pour toi. 

C’est mon sang ! Il y a une sorte de clarté pour moi avec ces cultures, mais aussi avec la France où j’ai grandi et avec tout ce que j’ai écouté. Musicalement, il y a l’Iran et l’Egypte mais il y a aussi un esprit punk et grunge à travers des musiques américaines, anglaises ou françaises.

Kukii
© MOHAMMAD SHERIF.

Ce projet sonne aussi comme une célébration de la puissance des femmes.

Ce n’est pas quelque chose de pensé. Parfois, les choses se font dans l’urgence et par intuition. Mais oui, les femmes ont une place très particulière dans mon univers, mais la manière dont je l’exprime tient pour moi davantage à quelque chose de divin.

En ce moment, beaucoup d’artistes célèbrent leur héritage à travers l’hybridation, que ce soit Bad Bunny, Deena Abdelwahed ou Rosalía.

Ces recherches artistiques traduisent des chemins individuels et collectifs. Cela permet aux personnes issues de diasporas de se relier à quelque chose de très ancien tout en ouvrant un horizon. Une sorte de reconnexion et de digestion de décennies de parcours diasporiques dans lequel je me retrouve avec ce projet. 

Tu finis quand même l’album en douceur avec la chanson « Snug Harbour ».

C’est ma première chanson d'amour romantique, qui décrivait la relation avec mon partenaire de l’époque. Je voulais retranscrire un amour apaisé, hors de la passion. J’avais besoin d’avoir, au milieu de ces chants, de ces cris de bataille, un moment de vulnérabilité. Cet album ne pouvait pas être complet sans cet espace.

Dans ton titre « Rare Baby », tu cites le morceau « Enta Omri » de la légendaire chanteuse égyptienne Oum Kalthoum. Que représente-t-elle pour toi ?

C’est le premier morceau que j'ai connu d'elle. Oum Kalthoum est importante pour moi pour ses choix et son parcours de vie. Par exemple, ses débuts dans le chant par la culture religieuse m’ont toujours intéressée. Surtout, on parle d’une figure de boss, de femme alpha dont la carrière est une conjonction entre une technologie, celle du disque qui a permis à son art de se répandre, et un moment historique pour l’Egypte où elle représentait une force politique. Je trouve très fort d’avoir choisi la poésie et d’avoir bougé dans le monde entier pour recueillir des fonds pour une guerre qu’elle croyait juste. Et d’un autre côté, il y a quelque chose d’impérial dans sa démarche, que tout soit confondu dans sa musique, et le fait qu’elle ait été la chanteuse du régime de Nasser, ça me parle beaucoup moins.

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