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Liv Ullmann et Colin Farrell, sur le tournage de 'Mademoiselle Julie'
Liv Ullmann et Colin Farrell, sur le tournage de 'Mademoiselle Julie' © Helen Sloan

Interview • Liv Ullmann

Entretien avec la réalisatrice, légendaire muse d'Ingmar Bergman, à l'occasion de la sortie en salles de 'Mademoiselle Julie'

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La cinéaste et ancienne muse d'Ingmar Bergman nous présente son adaptation à la fois sobre et fiévreuse du 'Mademoiselle Julie' d'August Strindberg, où Jessica Chastain explose dans le rôle-titre. Entretien.

Lire aussi la critique de 'Mademoiselle Julie'.


Time Out Paris : Comment vous y êtes-vous prise pour retranscrire à l'écran l'extrême intensité et le chaos psychologique des personnages de Strindberg ?

Liv Ullmann : 'Mademoiselle Julie' est un film que j'ai voulu très théâtral, proche de la pièce. Tout le texte du film est celui de Strindberg. Cependant, le cinéma permet de réaliser ce qui semble impossible sur une scène : à savoir, capter au plus près les émotions, les tremblements, les tiraillements intérieurs... La caméra est comme un microscope de l'intime, capable de déchiffrer l'âme sur les traits d'un visage. Aussi ai-je cherché à jouer sur le visage de Jessica Chastain, sur son apparente froideur, travaillée de l'intérieur par la fragilité du personnage de Mademoiselle Julie. Souvent, vous savez, chez les gens la rudesse dissimule une très grande vulnérabilité.

Les autres comédiens, Colin Farrell et Samantha Morton, se trouvent également scrutés au plus près par la caméra.

Les trois acteurs du film ont été incroyables. Et extrêmement professionnels. Dès le premier jour de répétition, chacun connaissait son texte et son rôle sur le bout des doigts. Pour le personnage de John, Colin Farrell a ainsi tenu à rendre son interprétation plus nuancée, moins brutale que celle qui est généralement donnée. Cela m'a paru très juste : à l'époque, les domestiques cherchaient en effet à s'élever dans l'échelle sociale, adoptant eux-mêmes les attitudes des maîtres qu'ils étaient censés servir. De même, Samantha Morton m'a toujours paru une très grande actrice. Ici, elle a su développer son personnage de façon riche et complexe, dépassant les habituels clichés de la femme trompée ou jalouse. C'est cette créativité des acteurs que j'ai voulu stimuler et retranscrire à l'image, avec beaucoup de reconnaissance pour ce qu'ils m'ont donné d'eux-mêmes. Le tournage du film n'a duré que vingt-huit jours, c'était donc une plongée émotionnelle très forte pour les acteurs. Ils ont fini véritablement vidés, épuisés. Mais je crois que c'est ce qui a permis de donner à leurs interprétations une dimension cathartique.

D'ailleurs, l'ensemble du film, comme de la pièce, ressemble à une catharsis des amours impossibles, aux confins des contradictions les plus intenses ou extrêmes du désir.

C'est là que Strindberg est fantastique. J'ai eu l'occasion, il y a quelques années, de diriger Cate Blanchett dans une mise en scène d''Un tramway nommé Désir' de Tennessee Williams, qui creuse le même genre d'intensité, et qui m'a alors semblé très influencé par le travail de Strindberg. Mais j'entends ici une influence positive, créatrice. Comme une incitation à aller au bout du désir des personnages, quelle que soit la douleur qui puisse en découler. D'ailleurs, je tenais vraiment à respecter au mieux l'esprit de Strindberg pour cette adaptation en anglais, en me basant sur de nombreuses traductions anglaises, mais aussi allemandes et, bien sûr, sur le texte suédois original.

De son côté, Ingmar Bergman déclarait envisager Strindberg comme « un compagnon permanent ».

Vous savez, dans son cabinet de travail, à côté de la chaise sur laquelle il travaillait ou écoutait de la musique, Ingmar avait une grande photo de Strindberg. Aussi, bien que son admiration pour Ibsen soit davantage connue, je pense que le maître caché d'Ingmar était sans doute, en définitive, August Strindberg.

Vous-même avez interprété des personnages psychologiquement intenses, en particulier sous sa direction. Une intensité qui paraît aller jusqu'à une certaine forme de folie, comme dans 'Persona' ou, peut-être plus encore, dans 'L'Heure du loup'.

A vrai dire, lorsque nous tournions 'L'Heure du loup', je crois que je ne comprenais pas tous les méandres dans lesquels le film plonge. Mais ce qui comptait plus que tout dans mon travail, c'était d'aller à la rencontre des démons qui peuplaient la psyché d'Ingmar. Et ça, je comprenais très bien comment le faire. Fondamentalement, c'était lui que j'interprétais. Pas dans 'Scènes de la vie conjugale', évidemment, mais dans les précédents films que nous avons tournés ensemble, je ne faisais finalement que transcrire ses démons intérieurs. Il me donnait ses mots, ainsi qu'une très grande liberté, et c'était à moi de sonder, comme un double à la fois violent et vulnérable, toute la noirceur que je percevais en lui.

Dans sa préface à 'Mademoiselle Julie', Strindberg semble évoquer plus ou moins explicitement la cruauté du darwinisme social, qui reste une problématique contemporaine, à la croisée de la morale, de l'animalité, du social. Ainsi, 'Mademoiselle Julie' apparaît à la fois comme une histoire de passion et comme une métaphore politique. Encore aujourd'hui.

Tout à fait. D'ailleurs, l'architecture du château de Coole, où nous avons tourné dans le nord de l'Irlande, correspond à cette distinction très marquée, à l'époque, entre les différentes classes sociales : les pièces réservées aux domestiques se trouvent en effet systématiquement au sous-sol, hors du regard des aristocrates. Comme s'ils n'existaient que pour les servir et disparaître aussitôt. Or, c'est peu ou prou ce qui se passe aujourd'hui, mais de manière globalisée, où une immense majorité de la population mondiale semble tenir lieu d'esclaves ou de domestiques pour une minorité de privilégiés. Là encore, chacun préfère fermer les yeux sur cette situation. Regardez donc le sort des immigrés, la façon dont ils sont traités dans les pays riches : non comme des individus, des personnalités, mais comme une simple masse de chiffres, de données... Je comprends qu'il y ait de leur part une volonté de vengeance, tout comme le personnage de John, dans 'Mademoiselle Julie', entend profiter de sa relation avec l'héroïne pour prendre sa revanche sur l'humiliation que lui impose l'ordre social. Or, les inégalités et les rapports de forces de l'époque ne manquent pas de se retrouver de nos jours. C'est peut-être même l'une des horreurs de la nature humaine, ce cercle de l'humiliation et de la haine. C'est pour cette raison que 'Mademoiselle Julie' me semble une pièce d'une actualité toujours criante. Ce n'est pas seulement un drame passionnel, intime. C'est aussi une tragédie politique.

Actrice, vous avez commencé à tourner dans les années 1960, c'est-à-dire en plein âge d'or du cinéma moderne - qui était aussi celui des grands cinéastes européens et de leurs muses : Jean-Luc Godard et Anna Karina en France, Michelangelo Antonioni et Monica Vitti en Italie, Ingmar Bergman et vous-même en Suède... Avez-vous ici envisagé Jessica Chastain sous cet angle ? Ou sous celui, peut-être, d'un double de certains de vos rôles passés ?

Nos jeux d'actrices restent assez différents, il me semble. Mais nous nous retrouvons sans doute dans la manière dont elle a su laisser la noirceur de son personnage prendre possession d'elle-même. Quand j'ai commencé à travailler avec Ingmar, j'avais à peine plus de 25 ans, et j'étais une personne très heureuse. Mais lorsque le public m'a vue dans 'Persona', 'L'Heure du loup' ou 'Une passion', tout le monde m'imaginait comme une espèce de tragédienne psychotique... Alors que je ne faisais que portraiturer ce qui se passait en lui. Jessica, elle, illustre les démons de Strindberg. Mais je crois avoir réussi à l'orienter vers cette obscurité que j'ai moi-même développée comme actrice aux côtés d'Ingmar. Et Jessica s'est révélée formidable, elle n'a pas craint de s'abandonner, d'aller au bout de la violence émotionnelle de son personnage. Je sais que c'était très difficile pour elle, mais sa performance m'a paru bouleversante. En tant que metteur en scène, je n'ai vraiment fait que l'inviter à chercher ce déséquilibre, cette noirceur en elle. Son interprétation de mademoiselle Julie est véritablement sa création personnelle.

Quatorze ans se sont écoulés entre 'Mademoiselle Julie' et votre réalisation précédente, 'Infidèle'. Avez-vous en ce moment en tête un prochain film ? Ou des projets théâtraux ?

Oui. En Norvège, je vais mettre en scène une pièce basée sur le script d''Entretiens privés', écrit par Ingmar et que j'ai déjà adapté au cinéma. C'est d'ailleurs l'un des films que je préfère parmi ceux que j'ai réalisés. Ensuite, si j'en ai la force, j'aimerais réaliser un dernier film, unique, qui traiterait de l'âge, du vieillissement. Et de la recherche de la solitude.

>>> 'Mademoiselle Julie' de Liv Ullmann, avec Jessica Chastain, Colin Farrell et Samantha Morton. Actuellement en salles.

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