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50 œuvres d'art incontournables à Paris

Le meilleur des collections permanentes

Écrit par
Alexandre Prouvèze
,
Tania Ballantine
et
Houssine Bouchama
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On ne compte plus les expositions que tout Paris a vues, que tout le monde a vues, qu'il faut avoir vues. Au risque, parfois, d'occulter les autres trésors que renferment les musées parisiens, notamment au sein de leurs collections permanentes.

Time Out Paris a voulu se pencher sur ces œuvres, toujours fidèles au poste, qui s'exposent du matin au soir au Louvre, à Orsay, au Centre Pompidou ou au Quai Branly, mais aussi dans des lieux moins connus. En choisissant 50 pièces (avec parfois l'aide précieuse de conservateurs), le but n'était pas d'être exhaustif, ni de cataloguer les chefs-d'œuvre les plus célèbres de la capitale. D'ailleurs, au fil de cette expédition artistique, nous n'avons croisé ni La Joconde, ni La Victoire de Samothrace, ni La Dame à la Licorne, dont il nous paraissait presque superflu de souligner l'écrasante célébrité. Et puis l'exercice l'ordonnait : il a fallu faire des choix, guidés par la curiosité qui nous a parfois poussés à aller chercher l'inattendu, l'improbable, l'oublié.

Si nous avons essayé de nous limiter à des œuvres qui restent constamment présentes dans les collections parisiennes, difficile de le garantir : l'une aura pu être prêtée à un musée à l'autre bout du monde, tandis qu'une autre sera peut-être partie se refaire une beauté dans le labo d'un restaurateur.

Bref, tout cela est parti d'une envie très simple : faire découvrir ou redécouvrir des œuvres qui se distinguent par leur composition, leur beauté, leur étrangeté ou le contexte dans lequel elles sont nées. Des œuvres qui, selon nous, participent chacune à leur manière à la richesse artistique de Paris.

Musée de l'Orangerie • Les Nymphéas (Claude Monet, 1914-1926)
© Oliver Knight

1. Musée de l'Orangerie • Les Nymphéas (Claude Monet, 1914-1926)

Près de cent mètres de peinture. Cent mètres d'eaux perlées, étalés le long des murs. Cent mètres de tons bleutés, verts et violets, parfois épicés de touches de rose et de jaune, qui épousent les parois ovales de L'Orangerie. Ce n'est pas pour rien que Les Nymphéas figurent sur les itinéraires de la plupart des tour operators, faisant parfois de ce musée des Tuileries un enfer de fréquentation touristique. Fruit de douze années de travail, les huit panneaux de Monet ne cessent de fasciner par leur dimension, leur beauté presque abstraite et l'impression d'infini qu'ils dégagent. L'artiste aurait voulu y créer l'« illusion d'un tout sans fin, d'une onde sans horizon et sans rivage ». Il y condense aussi toutes les recherches visuelles d'une carrière placée sous le signe de l'impressionnisme et atteint, avec elles, une apothéose tardive.

C'est dans son jardin à Giverny que Monet puise l'inspiration de ces paysages aquatiques, étendues d'eaux saupoudrées de nénuphars sur lesquelles se reflètent nuages et saules pleureurs. Pendant une trentaine d'années, il plante son chevalet parmi les arbres de sa propriété, couchant les oscillations de la nature sur plus de 200 toiles. Celles de L'Orangerie, sans doute les plus abouties, représentent le bassin d'eau à différentes heures de la journée, du petit matin jusqu'au coucher du soleil. Si elles sont accrochées dans le musée dès 1927 (Monet les ayant offertes à l'Etat au lendemain de l'Armistice de 1918), il faudra attendre la rénovation des lieux (2006) pour que Les Nymphéas baignent dans l'épure qui les entoure aujourd'hui.

Atelier Brancusi • Princesse X (Constantin Brancusi, 1915-1916)
© Adam Rzepka - Centre Pompidou, MNAM-CCI (diffusion RMN) © Adagp, Paris Constantin Brancusi, 'Princesse X', 1915-1916

2. Atelier Brancusi • Princesse X (Constantin Brancusi, 1915-1916)

Non, vous ne venez pas d'atterrir dans un sex shop de luxe, à deux pas du Marais. Et madame, cette créature onctueuse coulée dans du bronze poli n'est pas un godemiché, mais une princesse. Alors évidemment, tout le monde n'est pas franchement de cet avis : en 1916, la morphologie phallique de cette sculpture de Constantin Brancusi lui vaut d'être exclue du Salon d'Antin puis, en 1920, du Salon des indépendants (avant d'y être réintroduite grâce à une pétition signée par une flopée d'amis artistes). Il faut dire que cette Princesse X, née en pleine ère dada, joue rondement sur le double-sens et l'ambiguïté (bien que Brancusi ait prétendu le contraire) : figure féminine épurée à l'extrême – et dont ne subsistent que les courbes d'un buste et d'un visage, les détails d'une main et la suggestion d'une crinière de cheveux –, elle évoque aussi le corps viril et androgyne d'une femme devenue sexe masculin. Condensé de vanité, d'érotisme et d'« éternel féminin », ce bijou luisant qui flirte avec l'abstraction a été légué à l'Etat par le sculpteur en 1957 et réside aujourd'hui dans l'atelier reconstitué de Brancusi, esplanade Beaubourg.

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Musée Rodin • Le Penseur (Auguste Rodin, 1904)
Photograph: Time Out

3. Musée Rodin • Le Penseur (Auguste Rodin, 1904)

C'est un peu le superman de la sculpture : un esprit fort dans un corps d'athlète, qui semble porter sur ses épaules tous les maux et les doutes de ce monde. Réalisé pour les Portes de l'Enfer (le célèbre monument imaginé par Rodin en hommage à la Divine Comédie de Dante), Le Penseur s'appelle d'abord Le Poète : il représente initialement l'écrivain italien, contemplant son œuvre depuis le fronton du grand portail en bronze. Ce n'est qu'en 1888 que la sculpture est exposée de manière indépendante, avant d'être agrandie en 1904. Monumental, et très apprécié du public, le nu aux muscles saillants devient alors l'une des œuvres les plus iconiques de l'artiste – séparé de Dante et de son Enfer, il bascule désormais dans l'anonymat et l'allégorie pour incarner une sorte de métaphore du questionnement existentiel. Recourbé sur lui-même, comme un grand point d'interrogation dressé face au destin de l'homme, ce Penseur en bronze planté au cœur des jardins du musée Rodin évoque le versant classique et lyrique d'un sculpteur partagé, au sommet de sa carrière, entre la rigueur académique et des formes plus évasives, inspirées du « non finito » de Michel-Ange.

Centre Pompidou • Fontaine (Marcel Duchamp, 1917)
Photograph: Succession Marcel Duchamp

4. Centre Pompidou • Fontaine (Marcel Duchamp, 1917)

Inutile d'en tartiner des caisses sur l'urinoir – pardon, la Fontaine signée R. Mutt – de Marcel Duchamp : depuis le milieu du XXe siècle, la majeure partie de l'art contemporain s'échine à courir après ! Souvent péniblement d'ailleurs ; c'est même tout le problème. Car en s'affranchissant de l'ensemble des conventions et valeurs admises jusqu'à lui, l'ex-Dada pince-sans-rire a réussi à plonger le milieu de l'art dans une aporie que ses multiples – et paresseux – suiveurs (Hirst, Koons et leurs comparses) ne sont pas près de résoudre. Encore faudrait-il qu'ils en aient envie...

A sa décharge, le peintre du Nu descendant un escalier n'imaginait probablement pas qu'on parlerait encore de ses géniales potacheries plus d'un siècle plus tard. Provocation, geste pré-punk ou ironique os à ronger lancé à la critique, beaucoup d'encre aura tout de même coulé sur (dans ?) cette inévitable pissotière, inscrite désormais dans l'histoire, à tort ou à raison, comme l'estocade fatale à une certaine idée de la modernité. Pourtant, réduisant à néant la doxa artistique et ses aspirations au sublime comme au laid, Duchamp prétendait simplement rechercher, à travers ses ready-made, un état d'indifférence tranquille, une distance je-m'en-foutiste, qui aura pesé à sa suite comme un ricanement sur toute velléité expressive ou sensible.

Bref, Duchamp aura effectivement détruit l'art à la papa avec son intelligence dévastatrice, son sourire de vieux maître zen et son œil de gosse insolent. Incontournable, il a le charme d'avoir été le premier à envoyer au diable toute transcendance ou critère de goût, comme toute autorité en matière d'art ; ce pour quoi on ne saurait que lui être reconnaissant. D'autant qu'il reste immanquablement l'un des artistes (au moins français) les plus cool du siècle dernier, qui aura donné au XXe siècle sa Joconde. Sur laquelle il nous invite à uriner, même.

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Musée d'Orsay • Le Déjeuner sur l'herbe (Edouard Manet, 1863)
© RMN -Grand Palais (Musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski

5. Musée d'Orsay • Le Déjeuner sur l'herbe (Edouard Manet, 1863)

Voilà une œuvre qui a bouleversé le monde de l'art, jusque-là encore engoncé dans l'académisme. Présenté au Salon des Refusés de 1863, Le Déjeuner sur l'herbe provoque le scandale, tant pour son propos que pour sa facture. Avec cette scène champêtre, Manet fait un pied de nez aux goûts de son époque (dominée par un érotisme pompier) et réussit à choquer avec la chose la plus banale qui soit en peinture : un nu féminin. Car son nu à lui, Manet le place entre deux hommes en costume contemporain, ôtant du même coup toute possibilité d'interprétation allégorique ou mythologique. Le regard insistant que la femme porte sur le spectateur, impudique et frondeur, ne laisse pas de place au doute : on parle ici de sexe. Et si l'on rechignait encore, le panier de fruits renversé suggère bien que l'on n'a pas consommé que des cerises pendant ce pique-nique à l'ombre des arbres.

A la fois paysage, scène quotidienne et nature morte, Le Déjeuner sur l'herbe, inspiré par Titien et Raphaël, insiste pour s'inscrire dans la continuité d'une longue tradition. Mais il détourne aussi les codes avec beaucoup d'ironie. Rien que les dimensions de la toile (208 x 264,5 cm) seront reprochées à Manet : habituellement réservé à des sujets historiques, ce format est ici appliqué à une situation quotidienne, qui plus est à la morale douteuse. Quant à la peinture en elle-même, elle ne cesse de jouer sur la dissonance : le paysage, juste esquissé, sans profondeur, ressemble à un décor artificiel. Les dégradés sont délaissés au profit de contrastes marqués entre ombre et lumière qui donnent l'impression que les personnages, cadrés de travers, ne sont pas bien intégrés dans la composition. L'harmonie si prisée par l'académisme est brutalement mise à mal, certains voyant même dans cet étrange déjeuner une préfiguration du montage ou du collage.

Manet signe donc une œuvre provocante en forme de manifeste, qui sera maintes fois citée, copiée et parodiée (par Monet, Picasso, Alain Jacquet, John Seward Johnson, Yue Minjun ou le groupe Bow Wow Wow entre autres). Sans doute le premier tableau moderne.

Petit Palais • Trois baigneuses (Paul Cézanne, 1879-1882)
© Petit Palais / Roger-Viollet

6. Petit Palais • Trois baigneuses (Paul Cézanne, 1879-1882)

Des baigneurs et des baigneuses, Cézanne en a peint des tas. On estime à plus de 200 tableaux et dessins le nombre d'œuvres qu'il a consacrées aux corps nus de barbotteurs, égarés dans des paysages verdoyants. Parmi elles, cette toile tape dans l'œil de Matisse en 1899 : après l'avoir achetée chez le collectionneur réunionnais Ambroise Vollard puis jalousement conservée chez lui pendant près de quarante ans, le peintre fauve en fait don au Petit Palais en 1936. Il dit en admirer la composition « très dense », tout en diagonales fuyantes. Cette construction mouvementée, qui inscrit la chair des trois femmes dans une sorte d'osmose primitive avec le paysage alentour. La blonde, la rousse et la brune se trouvent ici comme noyées dans des empâtements de peinture, à l'ombre d'arbres voûtés qui délimitent le tableau. En surgit une harmonie poétique, une plénitude qui relève davantage de l'allégorie que de la scène de genre. Toujours à l'affût d'une peinture de la sensation, formée d'un tissage inédit de formes et de lignes de perspective, Cézanne, avec ses Trois baigneuses, fait entrer l'air frais. Ca sent déjà le fauve, et comme un avant-goût de cubisme.

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Musée du Louvre • Tête d'idole (Kéros, 2700-2300 av. J.-C.)
© Musée du Louvre / Daniel Lebée and Carine Deambrosis

7. Musée du Louvre • Tête d'idole (Kéros, 2700-2300 av. J.-C.)

Nez triangulaire. Marbre poli à outrance. Formes géométriques simplifiées à l'extrême. Un portrait signé Brancusi ? C'est à s'y méprendre – mais non, raté. Malgré son épure et ses traits stylisés, cette statue aux airs de création d'art moderne nous vient en fait de la Grèce antique. Conçue entre 2700 et 2300 avant Jésus Christ, elle surplombait à l'origine un corps de femme de près d'1m50 de haut et revêtait sans doute des touches de peinture indiquant ses yeux et sa bouche. Aujourd'hui, seules les légères saillies des oreilles et du nez, subtilement taillées dans la pierre, énoncent la structure du visage. Parfaitement conservée, cette tête issue de l'île de Kéros reste l'un des témoignages les plus probants des idoles qui fleurissaient alors dans l'archipel des Cyclades.

Centre Pompidou • Sylvia von Harden (Otto Dix, 1926)
/ © ADAGP / © Centre Pompidou Otto Dix, 'Bildnis der Journalistin Sylvia von Harden', 1926

8. Centre Pompidou • Sylvia von Harden (Otto Dix, 1926)

En choisissant de peindre le portrait d'une femme émancipée qui picole et fume seule à une terrasse de café, le monocle vissé à l'œil, Otto Dix se penche sur la nouvelle société de l'entre-deux-guerres au cœur d'un Berlin moderne où il passe deux ans, entre 1925 et 1927. Le peintre allemand raconte les intellectuels comme il raconte, dans ses tableaux les plus corrosifs, les gueules cassées de 14-18 : sans fard, sans magnifier la réalité, mais en esquissant des figures ambiguës, charismatiques dans leur laideur. De même, ses compositions sont toujours troublées par des détails qui viennent ironiquement briser leur harmonie : ici, le bas défait jure avec l'apparente assurance de la journaliste, comme sa robe jure avec le mobilier art déco qui l'entoure. Avec sa peau grisâtre, ses doigts arachnéens, son corps osseux et son allure masculine, Sylvia Von Harden est devenue, sous le pinceau d'Otto Dix, l'un des visages qui résume le mieux la Nouvelle Objectivité.

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Musée Gustave Moreau • L'Apparition (Gustave Moreau, 1876)
Photograph: Musée Gustave Moreau Gustave Moreau, 'L'Apparition', 1876

9. Musée Gustave Moreau • L'Apparition (Gustave Moreau, 1876)

Dans cette sélection d'œuvres majeures à contempler au détour des rues et des musées parisiens, il nous était difficile de passer à côté des peintures de Gustave Moreau. D'abord parce que cet artiste du XIXe siècle est incontestablement l'un des grands maîtres du symbolisme et que son œuvre, créée à contre-courant de toute forme d'académisme, offre à qui veut bien l'observer un dépaysement étrange, poétique et fascinant.

Ensuite parce que l'homme a vécu à Paris et qu'à la fin de sa vie il a choisi de léguer son atelier et la totalité de ses œuvres à l'Etat français, en formulant le souhait de voir celui-ci transformé en musée. « Séparées, disait-il, [mes compositions] périssent ; prises ensemble, elles donnent un peu l'idée de ce que j'étais comme artiste et du milieu dans lequel je me plaisais à rêver. » Belle envie. Aujourd'hui encore au numéro 14 de la rue de la Rochefoucauld, on peut donc visiter le pavillon du peintre, trois étages superbes qui abritent ses trésors. Aux murs, une multitude de toiles sont exposées. Lyriques et sensuelles, puisant dans les mythes, les voyages ou la littérature la force de leur troublant pouvoir d'évocation, elles hypnotisent leurs visiteurs. André Breton lui-même succomba à cet immense et incroyable enchevêtrement : « La découverte du musée Gustave Moreau, quand j'avais 16 ans, a conditionné pour toujours ma façon d'aimer (...) Je rêvais d'y entrer la nuit (...). Surprendre ainsi La Fée aux griffons dans l'ombre, canter les intersignes qui volettent des Prétendants à L'Apparition. »

Et le poète a toujours raison. Jonché de ces innombrables tableaux, le musée lui-même s'apparente à une œuvre d'art, magnétique et foisonnante. Mais l'exercice l'ordonne. Il a donc fallu faire un choix parmi toute cette matière artistique. Et après avoir longtemps hésité entre Jupiter et SéméléLes ArgonautesLes Prétendants ou Le Triomphe d'Alexandre Legrand, c'est finalement L'Apparition qui emporta nos faveurs. Moins connue que sa toile jumelle exposée au musée d'Orsay, elle n'en est pas moins fascinante. Gustave Moreau y reprend un passage de la bible, le mythe de Salomé et de la tête de saint Jean-Baptiste. A côté des innombrables peintres qui ont mis cette fable en lumière au fil des siècles, Gustave Moreau passe pour l'enfant terrible, le gamin lunaire qui réinvente les histoires et déplace les codes.

Cette tête qui flotte au milieu de la scène, frappée de stupeur et de pitié, ces personnages qui s'effacent au second plan, dessinés sur la peinture, presque tatoués sur la toile. Et cette Salomé qui dans un seul geste danse, envoûte, regrette, ordonne et condamne. Le tableau porte en lui une étrange tension, romanesque et vaporeuse. Et illustre à merveille cette façon qu'avait le peintre symboliste de rêver ses sujets, sans limites ni carcans.

Musée Guimet • Tête de Jayavarman VII (Fin XIIe - début XIIIe siècle)
Photograph: Musée Guimet

10. Musée Guimet • Tête de Jayavarman VII (Fin XIIe - début XIIIe siècle)

Le règne de Jayavarman VII voit le retour des Khmers au Cambodge et à Angkor : après un long exil, le glorieux roi reprend ces territoires. Sans doute par manque de confiance dans le shivaïsme qui n'avait pas su protéger son peuple, il se tourne vers le bouddhisme mahayana, qu'il instaure comme religion d'Etat.

Ce changement de religion engendre une nouvelle esthétique, et explique la sobriété de cette tête de grès. Le souverain apparaît très humble, les yeux baissés, apaisé. Le « sourire d'Angkor », doux et énigmatique, flotte sur ses lèvres. Dans le style du Bayon (fin XIIe-début XIIIe siècle), les sculpteurs délaissent les canons habituels de la jeunesse et de la beauté pour leur préférer un style plus naturaliste, plus dépouillé, plus sensible. Ici, pas de parure ni d'insignes de royauté : la puissance du monarque de la reconquête s'impose d'elle-même, tout en retenue, par la pureté des lignes de son crâne et l'harmonie sereine qui se dégage de la pierre. Un des chefs-d'œuvre de l'histoire de la sculpture, symbole d'une période brillante qui prendra fin au milieu du XIIIe siècle, avec le retour du shivaïsme.

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Musée du Louvre • Une odalisque (Jean-Auguste-Dominique Ingres, 1814)
Photograph: Erich Lessing / Musée du Louvre Jean-Auguste-Dominique Ingres, 'Une odalisque', 1814

11. Musée du Louvre • Une odalisque (Jean-Auguste-Dominique Ingres, 1814)

Parfois, en art, la subversion ne tient pas à grand-chose. Trois petites vertèbres peuvent suffire à remettre en cause l'histoire et les conventions. Trois vertèbres qu'Ingres ajoute au dos de sa demoiselle de harem, dans un mépris total de l'anatomie et de l'enseignement de son maître, Jacques-Louis David. Trois vertèbres comme un manifeste : n'en déplaise aux critiques et aux gardiens du temple qui le dénoncent alors violemment, Ingres montre ici à quel point l'art n'est pas soumis à un quelconque réalisme, le peintre pouvant parfois sacrifier la vraisemblance au profit de la beauté.

Pourquoi l'odalisque (qui, en turc, signifie « la femme du harem ») est-elle si belle ? Parce qu'elle n'existe pas. A une peinture fidèle à son modèle, le plus célèbre des violonistes préfère, pour répondre à une commande de la reine de Naples, basculer dans un onirisme ouaté. Dans un Orient fantasmé, il reprend le motif du nu de dos (notamment éprouvé par Vélazquez dans la Vénus à son miroir). Le contraste entre la chair lumineuse et l'ombre de l'arrière-plan souligne les courbes soyeuses du corps féminin, tandis que l'extraordinaire réalisme des tissus ou des plumes de paon met en valeur cette beauté à la pose inconfortable, dont l'irréelle sensualité trône aujourd'hui sur le Louvre.

Cité de l'architecture • Unité d'habitation Le Corbusier (Le Corbusier, 1945-1952)
Photograph: CAPA / Nicolas Borel Le Corbusier, 'Unité d'habitation' dite 'Cité radieuse', Marseille, 1945-1952 / Retranscription à l'échelle 1

12. Cité de l'architecture • Unité d'habitation Le Corbusier (Le Corbusier, 1945-1952)

« Le premier devoir de l'urbanisme est de se mettre en accord avec les besoins fondamentaux des hommes. La santé de chacun dépend en grande partie de sa soumission aux "conditions de nature". (...) Le soleil, la verdure, l'espace sont les trois premiers matériaux de l'urbanisme. » La Charte d'Athènes, texte fondateur de l'urbanisme moderne publié en 1941 par Le Corbusier, pose les bases de ce que sera « l'unité d'habitation ». Cette nouvelle manière d'aborder le logement collectif trouve son application après la Seconde Guerre mondiale, lorsque des problèmes de logement apparaissent et qu'il faut tout reconstruire. Ce seront ces principes qui guideront l'élaboration de la Cité radieuse à Marseille, édifiée entre 1945 et 1952.

Construit comme une barre sur pilotis, l'ensemble architectural du Corbusier tente de concrétiser cette idée de « village vertical », réunissant dans un seul bâtiment tous les équipements nécessaires à la vie en collectivité : gymnase, piscine, école maternelle, auditorium et commerces divers. Point d'orgue de la galerie de l'architecture moderne et contemporaine de la Cité de Chaillot, un appartement type de la Cité radieuse a été reproduit en taille réelle, permettant de visiter l'un des habitats les plus innovants du XXe siècle.

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Centre Pompidou • Arlequin (Pablo Picasso, 1923)
© ADAGP, Paris Pablo Picasso, 'Arlequin', 1923

13. Centre Pompidou • Arlequin (Pablo Picasso, 1923)

Lorsqu'il peint cet arlequin en 1923, Picasso est déjà une superstar du monde de l'art. Depuis l'Armistice, ses toiles font le tour des grandes expositions de la capitale – accrochées, parfois, auprès des maîtres de l'avant-guerre (Matisse, Derain) ; associées, d'autres fois, à l'Esprit Nouveau, au cubisme ou à l'émergente Ecole de Paris. Déjà, la critique voue un respect immense à cet artiste capable de jongler librement avec les styles, d'exceller dans tous les domaines et de parler plusieurs langages plastiques comme s'il s'agissait, à chaque fois, d'une langue maternelle.

A l'heure où le « Retour à l'ordre » impulse une recrudescence du classicisme dans l'art parisien de l'après-guerre, le peintre espagnol joue peut-être plus que jamais les équilibristes entre avant-garde et académisme. En témoignent plusieurs tableaux sur le thème de l'arlequin, qu'il réalise entre 1915 et 1923 : certains, outrageusement cubistes, d'autres étonnants de naturalisme. Celui du Centre Pompidou, partiellement dessiné sur la toile brute, partiellement peint avec une finesse d'éxecution ingresque (notamment au niveau du visage, portrait de son ami peintre Joaquín Salvado), s'inscrit dans une série de toiles hybrides, d'aspect volontairement inachevé, que Picasso imagine à cette époque. Il y condense plusieurs styles, comme pour briser la magie de l'illusionnisme et célébrer, au contraire, l'artifice de la représentation artistique : en ce sens Arlequin se rapproche peut-être davantage du collage que d'une quelconque tradition naturaliste. Et trahit, derrière ses airs classiques, un tempérament furieusement moderne.

Musée d'Orsay • Les Raboteurs de parquet (Gustave Caillebotte, 1875)
© RMN-Grand Palais (Musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski

14. Musée d'Orsay • Les Raboteurs de parquet (Gustave Caillebotte, 1875)

Lorsqu'il hérite de la fortune de son industriel de père, Gustave Caillebotte peut enfin se consacrer à sa passion : la peinture. Il peint, donc, mais devient aussi le mécène de ses amis Degas ou Renoir, et finance des expositions impressionnistes. Si bien qu'à l'époque, il est davantage reconnu en tant que collectionneur qu'en tant qu'artiste. Ce n'est que dans les années 1970, en France mais aussi aux Etats-Unis, que ses toiles seront enfin considérées à leur juste valeur, et en premier lieu ces Raboteurs de parquet.

D'un « sujet vulgaire », l'une des premières représentations du prolétariat urbain, Gustave Caillebotte tire un tableau insolite, d'une grande modernité, qui fut comparé aux blanchisseuses de Degas ou aux glaneuses de Millet (leur ancêtre rural, en quelque sorte). La composition, au cadrage déséquilibré et à contre-jour de surcroît, propose une perspective très inhabituelle. Caillebotte semble s'être inspiré de la photographie, ce qui ajoute encore au côté documentaire de ces hommes œuvrant à la rénovation d'un sol haussmannien. Le jeu des ombres et des reflets, le travail sur la luminosité et le rendu des mouvements des travailleurs en font un tableau atypique, marqué à la fois par l'art antique (dans le rendu des torses nus), le réalisme d'un Courbet et l'impressionnisme.

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Musée d'Orsay • L'Origine du monde (Gustave Courbet, 1866)
Photograph: RMN-Grand Palais (Musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski Gustave Courbet, 'L'Origine du monde', 1866

15. Musée d'Orsay • L'Origine du monde (Gustave Courbet, 1866)

Tout a été dit sur cette œuvre, certainement la plus célèbre de Gustave Courbet, dont le titre, à lui seul, ressemble à une provocation : sans Genèse ni Big Bang, l'origine du monde serait donc simplement un sexe de femme, sensiblement entrouvert, et offert au regard. Lieu dérobé d'où le désir émerge, et où il aboutit. Sans visage, sans bras ni jambes, le tronc de cette femme anonyme, vulve en gros plan, apparaît ainsi à la fois comme un savoureux blasphème de l'athée et communard Courbet, et comme un acte fondateur de la pornographie en art. Car si le sexe féminin, depuis les déesses préhistoriques de la fertilité, n'est franchement pas nouveau dans l'histoire de la représentation, c'est sans doute avec Courbet qu'il est apparu pour la première fois aussi brut, réaliste, direct (et velu), loin des chastes épilations d'Ingres ou de la pudique main posée sur le pubis de l'Olympia de Manet – qui fit pourtant scandale trois ans plus tôt.

Seulement, avant de devenir le mont de Vénus le plus célèbre de l'histoire de la peinture, puis de se retrouver au musée d'Orsay en 1995, L'Origine du monde connut un destin souterrain des plus mouvementés. D'abord vendu par Courbet avec une autre toile érotique – le très beau grand format Le Sommeil, aussi intitulé Les Deux Amies – au diplomate turc Khalil-Bey, L'Origine du monde fut ensuite récupéré par un collectionneur hongrois, avant de finir, caché derrière un panneau peint par André Masson, dans l'appartement du psychanalyste Jacques Lacan et de sa femme Sylvia (ancienne compagne de l'écrivain Georges Bataille et inoubliable actrice d'Une partie de campagne de Renoir – mais c'est une autre histoire).

Ceci dit, malgré son aura de chef-d'œuvre maudit et la surabondance d'images pornographiques dans l'iconographie contemporaine, L'Origine du monde continue de déranger, immanquablement, de troubler, aujourd'hui encore, l'œil qui s'y engage. Il suffit pour s'en rendre compte d'observer les regards, entre gêne et fascination, des visiteurs du musée d'Orsay. Frontale, stoïque, aussi magistrale qu'obscène, la toile de Courbet, grandeur nature, reste effectivement bouleversante de crudité pour qui s'y attarde, et d'une beauté mystérieuse et paradoxale ; comme un ex-voto aux puissances mêlées de la sensualité (les tétons qui pointent, le corps à l'abandon) et de l'enfantement (la rondeur naissante du ventre, le titre de l'œuvre). Ainsi l'origine du monde apparaît-elle à la fois comme la maman et la putain, la fertilité et le vide, l'innocence et la dépravation. Bref, la femme, dans toutes ses dimensions imaginaires, de la plus triviale à la plus mystique. Au fond, L'Origine du monde ne serait-elle pas l'une des toiles les plus féministes du XIXe siècle ? A voir.

Musée d'Art moderne • Nu dans le bain (Pierre Bonnard, 1936)
© Eric Emo / Musée d'Art Moderne / Roger-Viollet)

16. Musée d'Art moderne • Nu dans le bain (Pierre Bonnard, 1936)

Sublimer le banal. Arroser le quotidien de lumière et de couleurs vaporeuses. C'est peut-être ce que Pierre Bonnard (1867-1947) a fait de mieux – notamment dans une série de toiles représentant sa femme, Marthe, allongée dans sa baignoire. Variation particulièrement fascinante sur ce thème, le Nu dans le bain du musée d'Art moderne présente une vision un peu hallucinée de madame flottant langoureusement dans l'eau. Ici, les formes se mélangent et se chevauchent dans un dense tissage de couleurs ; la lumière qui traverse la fenêtre se distille dans les reflets de l'eau, du carrelage et de la peau mouillée de Marthe, créant une confusion étrange entre le monde extérieur et l'intérieur de la salle de bain.

Noyée parmi les éclats de couleurs chaudes et froides, la chair du modèle paraît presque se dissoudre dans la peinture. « La forme des jambes dans la baignoire crée une silhouette énigmatique, à la fois très éthérée et assez évocatrice, nous confie Fabrice Hergott, directeur du musée. C'est l'un des chefs-d'œuvre de Bonnard. Il introduit quelque chose d'ambigu, de l'ordre du rêve et de l'érotisme, dans un sujet d'une très grande banalité que personne, je crois, n'avait vraiment peint jusque-là. En tout cas pas de manière aussi féerique. »

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Beaubourg • La Fontaine Stravinsky (Niki de Saint Phalle & Jean Tinguely, 1983)
© Time Out

17. Beaubourg • La Fontaine Stravinsky (Niki de Saint Phalle & Jean Tinguely, 1983)

Dans la continuité d'un Centre Pompidou pétulant et coloré, planté comme une incongruité au milieu de l'un des plus vieux quartiers de Paris, La fontaine Stravinsky, avec ses couleurs éclatantes et ses formes naïves, est l'autre touche de fantaisie de Beaubourg. Aux commandes de ce projet de 1983, deux artistes proches du Nouveau Réalisme, sorte de pop art à la française : Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely, alors mariés depuis douze ans. Pour cette fontaine conçue comme un hommage au compositeur russe, les deux sculpteurs tentent de donner corps à la musique. Tandis que les sculptures vives de Niki de Saint Phalle renvoient à L'Oiseau de feu ou au Sacre du printemps notamment, les installations mouvantes de Jean Tinguely forment un ballet mécanique, qui travaille aussi sur le son (des jets d'eau, des constructions métalliques). Ce n'est pas un hasard si l'œuvre se situe au pied de l'IRCAM, l'Institut de recherche en musique contemporaine.

Avec ses airs enfantins, ses sirènes pulpeuses, ses rondeurs et ses machinations brinquebalantes, la Fontaine des automates, en mouvement perpétuel, dégage quelque chose de ludique, d'insouciant, mais aussi d'insaisissable, qui relève de la magie ou du surréel. D'ailleurs, qu'il la regarde s'agiter aux pieds du Centre Pompidou, dont elle paraît être une excroissance, ou qu'il l'observe de l'autre sens avec en toile de fond l'église Saint-Merri, le visiteur percevra différemment cet exubérant mécano. Une œuvre à la croisée des disciplines, entre architecture, sculpture, musique, peinture, mécanique et design urbain.

Musée d'Art moderne • Pretty much every film and video (Douglas Gordon, 1992-2014)
© Studio lost but found / ADAGP, Paris 2014

18. Musée d'Art moderne • Pretty much every film and video (Douglas Gordon, 1992-2014)

Docteur ès video art, Douglas Gordon entre dans les collections permanentes du musée d'Art moderne. Mais alors en grande pompe : acquise par le musée en 2003, son installation Pretty much every film and video work from about 1992 until now vient d'être enrichie de 43 nouvelles œuvres. Soit au total 82 films, qui fuseront et crépiteront désormais sur une centaine de postes, dans une salle spécialement dédiée à l'artiste écossais. Un bel hommage à ce monstre de la vidéo qui revisite depuis les années 1980 les grands classiques du cinéma (Vertigo, Taxi Driver, etc.), et dont le long-métrage sur Zinédine Zidane co-réalisé avec Philippe Parreno (Zidane, un portrait du XXIe siècle) lui a valu une consécration internationale en 2006.

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Musée du Louvre • Le Radeau de la Méduse (Théodore Géricault, 1819)
© 2010 Musée du Louvre / Angèle Dequier Théodore Géricault, 'Le Radeau de la Méduse', 1819

19. Musée du Louvre • Le Radeau de la Méduse (Théodore Géricault, 1819)

En 1816, la fière Méduse, frégate française partie coloniser le Sénégal, s'échoue lamentablement sur un banc de sable. Comme les chaloupes sont trop peu nombreuses, 150 hommes doivent construire un radeau pour tenter de rejoindre la terre ferme. S'ensuivent treize jours de cauchemar où les survivants, rendus fous par la soif et la faim, s'entretuent et se livrent à des actes de cannibalisme. Ils ne seront que dix à en réchapper.

Pendant trois ans, Théodore Géricault se documente sur le sujet, tentant de concilier l'art et le réel. Il interroge les rescapés, fabrique une maquette de la scène, va jusqu'à étudier des cadavres dans son atelier, avant de présenter au Salon de 1819 une gigantesque toile de 5 mètres sur 7, dont la noirceur fascine et scandalise. Aujourd'hui considéré comme l'un des chefs-d'œuvre de la peinture du XIXe siècle, Le Radeau de la Méduse, dont la légendaire composition pyramidale et la force des clairs-obscurs ont fait la renommée, est devenu l'incarnation du romantisme. Métaphore de la solitude humaine ou de l'espoir, le tableau fut aussi interprété, à l'époque, comme une critique de l'esclavage (un homme noir se tenant au sommet de la pyramide des corps, telle une figure de proue), voire comme une charge contre le régime en place. Finalement, grâce à Géricault, ce qui aurait dû rester comme l'un des épisodes les plus sinistres de la marine française devint une œuvre hors du commun.

Musée de la Chasse et de la Nature • La Nuit de Diane (Jan Fabre, 2006)
© Paris, musée de la Chasse et de la Nature / Luc Boegly

20. Musée de la Chasse et de la Nature • La Nuit de Diane (Jan Fabre, 2006)

C'est en admirant le plafond du Palais Royal de Bruxelles peint par Jan Fabre, un plafond complètement recouvert de scarabées, que le directeur du musée de la Chasse et de la Nature (alors en rénovation) a eu l'idée de proposer à l'artiste anversois de décorer la petite pièce consacrée à Diane. « Quand je suis allé le voir pour lui faire part de mon projet, raconte Claude d'Anthenaise, il a réfléchi, pas l'air totalement enthousiaste, et m'a dit : "J'ai très envie de travailler sur Diane : c'est un personnage important dans ma mythologie personnelle, et puis c'est en quelque sorte une passeuse vers la mort. Je pense donc faire un plafond avec des hiboux, vu qu'ils représentent à la fois les oiseaux de la nuit et les messagers de la mort." Jan Fabre s'est donc approprié cette mythologie pour en faire quelque chose de très personnel : un plafond surprenant, sur lequel les chouettes sont complètement dilatées, beaucoup plus grosses que nature. »

Le cabinet de Diane est désormais surplombé par cet amas de plumes, apaisant et inquiétant à la fois, ouaté comme les murs en velours de soie vert qui l'entourent. En guise d'yeux, Fabre a serti ses hiboux de prothèses humaines, qui rendent si dérangeant le regard des volatiles. On se sent observé par six paires d'yeux – de fait, des yeux humains avec des têtes d'oiseaux. Un écrin saisissant pour les deux toiles accrochées dans cette pièce, signées par deux autres Anversois : Pierre Paul Rubens et Jan Brueghel.

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Musée du Louvre • Les Trois Grâces (Lucas Cranach, 1531)
© Musée du Louvre Lucas Cranach, 'Les Trois Grâces', 1531

21. Musée du Louvre • Les Trois Grâces (Lucas Cranach, 1531)

Ce n'est qu'en mars 2011 que Les Trois Grâces de Lucas Cranach font leur entrée au Louvre. Conservé par la même famille depuis le XIXe siècle, le tableau a pu être acheté par le musée pour 4 millions d'euros grâce, en bonne partie, à des dons de particuliers. En quelques jours seulement, plus de 7 000 personnes ont répondu à l'appel pour fournir le million qui manquait, et faire de cette peinture réalisée sur un petit panneau de bois l'un des nouveaux joyaux du Louvre, aux côtés de La Joconde et de la Victoire de Samothrace. En parfait état de conservation, ces trois nus féminins renvoient aux figures mythologiques personnifiant l'abondance, la splendeur et l'allégresse, qui inspirèrent aussi Raphaël, Rubens, Boucher, Botticelli et bien d'autres.

Cranach l'Ancien en donne une version très personnelle, d'une ironie surprenante et extrêmement moderne. Loin des courbes épanouies qui les caractérisent habituellement, les trois Grâces affichent ici des formes androgynes et affectent des poses étranges. Celle qui nous tourne le dos, la colonne penchée, le cou déformé, les oreilles pendantes, semble même étonnamment disgracieuse, tandis que sa voisine garde le petit doigt en l'air, moqueuse. Au carrefour du réalisme des peintres du Nord et de la volupté des Italiens, Cranach signe l'un des chefs-d'œuvre de la Renaissance allemande, servi par un savoir-faire d'une finesse stupéfiante, à l'image du voile dentelé et transparent qui recouvre les trois personnages.

Musée Marmottan-Monet • Au bal (Berthe Morisot, 1875)
Photograph: Musée Marmottan-Monet, Paris / The Bridgeman Art Library

22. Musée Marmottan-Monet • Au bal (Berthe Morisot, 1875)

Dans les années 1870, Berthe Morisot (1841-1895) fait partie des représentants de ce nouveau courant qui fait tant jaser le Paris artistique : l'impressionnisme. La belle-sœur d'Edouard Manet participe notamment à la deuxième exposition du mouvement, en 1876, à propos de laquelle le critique du Figaro Albert Wolf déclarera : « Le passant inoffensif attiré par les drapeaux qui décorent la façade entre et à ses yeux épouvantés s'offre un spectacle cruel : cinq ou six aliénés dont une femme, un groupe de malheureux atteints de la folie de l'ambition. » A la même époque, lors d'une vente aux enchères chez Drouot, un de ses détracteurs insulte Berthe de « prostituée », ce qui fait sortir de ses gonds son ami Pissarro et déclenche une bagarre qui oblige la police à intervenir.

Voilà pour le contexte, heurté, violent et machiste de surcroît, qui en dit long sur l'ambition et la ténacité d'une femme à la pointe de l'avant-garde. Peint en 1875, alors que Berthe Morisot maîtrise pleinement son art, Au bal est l'un des tableaux les plus connus de cette coloriste virtuose, à la palette jalonnée de petites touches argentées qui donnent à sa peinture un raffinement éthéré. Ici, les formes se dissolvent, perdues dans des effets de transparence, tandis que les taches de couleur des fleurs mettent en valeur la pâleur de la jeune fille, dont le regard semble hésiter entre séduction et gravité. Longtemps sous-estimée, Berthe Morisot n'est réhabilitée que depuis quelques dizaines d'années.

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Musée du Louvre • Le Scribe accroupi (Egypte, 4e ou 5e dynastie, 2600-2350 av. J.-C.)
© Musée du Louvre/Georges Poncet

23. Musée du Louvre • Le Scribe accroupi (Egypte, 4e ou 5e dynastie, 2600-2350 av. J.-C.)

Qui est le scribe accroupi ? Mystère. La statue, découverte en 1850, a beau figurer parmi les chefs-d'œuvre les plus célèbres du Louvre, l'identité de son modèle reste, elle, à ce jour inconnue. Il y a toutefois fort à parier qu'il ne s'agissait pas d'un quelconque scribouillard, destiné à compter les moutons des bergers de l'Egypte antique (dont il provient) ou à griffonner des poèmes mièvres pour le premier venu. Son traitement complexe et raffiné suggère que cet homme assis en tailleur, la peau ocre-rouge, le regard incroyablement perçant, était un personnage éminent, probablement rattaché à l'élite égyptienne. Peut-être même s'agissait-il d'un fils de Pharaon représenté en fonctionnaire studieux – un papyrus légèrement déroulé dans une main, un outil d'écriture dans l'autre (sans doute un roseau, aujourd'hui disparu).

Dos droit, mains délicates, yeux vibrants en cristal de roche, incrustés dans un visage aux pommettes saillantes... Avec ses couleurs vives et son réalisme minutieux (l'artiste a même pris la peine de souligner les tétons à l'aide de deux chevilles en bois et de modeler un léger bourrelet au-dessus du pagne), cette sculpture en calcaire remarquablement bien conservée reste l'un des vestiges les plus extraordinaires de l'art égyptien.

Arts Déco • Chiffonnier (André Groult, 1925)
© ADAGP, Paris, 2012 / Photo : Les Arts Décoratifs

24. Arts Déco • Chiffonnier (André Groult, 1925)

A l'occasion de l'Exposition internationale des arts décoratifs de 1925, André Groult (1884-1967) réalise une « chambre de madame ». Dans des tons gris et rosés, il conçoit une salle tout en rondeurs autour d'un lit à baldaquin, d'un fauteuil, de bergères, de chaises et d'un étonnant chiffonnier. Avec ses courbes moelleuses et ses tons crémeux, ce petit meuble ventru qu'on dirait sorti d'un vieux Walt Disney surprend, révolutionnant le genre de ces commodes hautes destinées à accueillir, dans leurs multiples tiroirs, les travaux de couture de la maîtresse de maison. Un meuble réservé aux femmes donc, qui prend ici des formes anthropomorphiques, calquant sa silhouette sur les hanches des demoiselles, ses pieds devenant des cuisses charnues dans un mouvement girond. Une ressemblance qui ne doit rien au hasard évidemment (Groult confessera avoir voulu « galber jusqu'à l'indécence » son chiffonnier), comme le souligne le placage en galuchat (du cuir de poisson, une matière particulièrement noble) qui va jusqu'à reproduire l'emplacement des seins. Réticent à l'Art nouveau, André Groult puise ainsi son inspiration dans le mobilier Restauration et Louis-Philippe, pour leur insuffler, avec sensualité, une fraîcheur et une fantaisie inédites.

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Musée Cernuschi • La Tigresse (Chine, dynastie des Shang, c. 1550-1050 av. J.-C.)
Photograph: Stéphane Piera

25. Musée Cernuschi • La Tigresse (Chine, dynastie des Shang, c. 1550-1050 av. J.-C.)

Aller au musée pour admirer un vase ? Bof. Quand on pense au pot dans lequel se meurt une vieille fleur sur la table du salon, on hésite. Pourtant, la Tigresse, considérée comme le vase chinois le plus remarquable conservé en Europe, est un peu la Joconde du musée Cernuschi. Destinée à contenir des boissons fermentées, cette pièce met en scène un félin debout sur sa queue et ses pattes arrière, qui étreint dans ses pattes avant un petit homme. D'un bronze très sombre, orné de motifs foisonnants et d'une multitude de petits animaux, le vase révèle le savoir-faire prodigieux d'une civilisation éloignée de la nôtre de plus de trente siècles.

L'œuvre, dont les origines restent floues, recèle une grande part de mystère. Le petit homme est-il sur le point d'être dévoré par la « Tigresse » ? Les spécialistes n'écartent pas cette hypothèse, tout en en favorisant une autre. Affectueusement blotti contre l'animal qu'il serre dans ses bras, l'air serein, l'humain donne l'impression de ne pas être menacé par la bête, mais plutôt protégé par elle. Cette interprétation serait en accord avec plusieurs légendes chinoises qui évoquent un bébé recueilli par une tigresse, ou avec des récits traditionnels qui associent la fondation de nombreux clans aristocratiques à des alliances mythiques entre l'homme et l'animal. 

Musée d'Orsay • L'Eglise d'Auvers-sur-Oise (Vincent Van Gogh, 1890)
Photograph: Musée d’Orsay

26. Musée d'Orsay • L'Eglise d'Auvers-sur-Oise (Vincent Van Gogh, 1890)

Lorsqu'il s'installe à Auvers-sur-Oise en mai 1890 pour suivre les traitements du docteur Gachet, van Gogh sort à peine de l'hôpital psychiatrique de Saint-Rémy-de-Provence. Commence alors une période créative très fructueuse – la dernière –, durant laquelle le peintre va réaliser quelque soixante-dix toiles en deux mois, avant de se donner la mort le 29 juillet.

Cette vue agitée de l'église d'Auvers annonce déjà le tempérament de l'expressionnisme, dont van Gogh est l'un des précurseurs. Formes exagérées, couleurs profondes, empâtements... Rendue de manière très gothique (en réalité, la construction mi-gothique mi-romane est beaucoup plus souple et arrondie), la lourde bâtisse dévore la perspective, aplatissant la composition. Sous les coups de pinceau tranchants du peintre, elle devient nerveuse, paraît presque éclater sous le poids des contradictions qui l'entourent : dans la partie supérieure du tableau, un ciel bleu profond tout en tourbillons installe une ambiance nocturne, tandis qu'en bas, une lumière de jour et des ombres aléatoires se projettent sur le chemin, les plantes et un personnage à peine ébauché.

Accentuant l'impression de convulsion, les traits du premier plan, comme pris dans un courant irrépressible, semblent courir vers l'entrée de l'église près de laquelle van Gogh sera enterré seulement quelques semaines après avoir peint sa toile. Nous sommes bien dans une peinture de la sensation, dans une déformation de la réalité qui vient exprimer quelque chose de l'ordre de la mélancolie, voire de l'angoisse. De quoi nourrir le mythe de l'artiste torturé qui colle tant à la peau de van Gogh. Ici, le peintre poursuit la tradition du romantisme nordique tout en préfigurant la noirceur d'Ernst Ludwig Kirchner, Edvard Munch ou Chaïm Soutine.

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Centre Pompidou • SE 71, l'arbre (Yves Klein, 1962)
Photograph: Georges Meguerditchian / Centre Pompidou, MNAM-CCI (diffusion RMN) / ADAGP

27. Centre Pompidou • SE 71, l'arbre (Yves Klein, 1962)

Yves Klein disait de la monochromie que c'était la « seule manière physique de peindre permettant d'atteindre à l'absolu spirituel ». Le monde, il aurait voulu l'enduire de bleu. Du bleu Yves Klein, ce fameux « IKB » (International Klein Blue) électrique et profond, dont il fait enregistrer la formule chimique à l'Institut national de la propriété industrielle en 1960. Un bleu intense qui, lorsqu'on le voit « en vrai », semble aspirer le regard, provoquant chez l'observateur quelque chose de sensoriel, de déstabilisant, de magnétique.

C'est au début des années 1950 que « le peintre de l'immatériel » se met à réaliser des quantités de grandes toiles monochromes : les monoblue, monopink et monogold s'entassent dans son atelier comme autant de manières, dira-t-il, de « transmuer dans l'objet, dans la forme, dans le son ou dans l'image, en la façonnant, cette âme universelle colore ». Etalés sur la toile à l'éponge, les pigments s'expriment à l'état pur. L'artiste n'est là que pour sublimer la couleur en la prélevant, comme une évidence.

Un jour, Klein remarque la beauté de son outil de travail : imprégnée de bleu jusqu'à la moelle, l'éponge s'abandonne aux pigments comme il aimerait que l'univers s'imbibe tout entier de son IKB. L'artiste décide immédiatement d'en faire la matière première d'une série de « reliefs éponges » et de « sculptures éponges ». Avec leurs ondulations, leurs granulations et leurs crevasses aux faux airs de cratères, ces œuvres évoquent quelque chose d'organique : tantôt proches du végétal, tantôt de la roche ou du corail. Sculpture la plus monumentale qu'Yves Klein ait réalisée de son vivant, L'Arbre du Centre Pompidou est l'une des dernières œuvres qu'il réalise avant de décéder des suites d'un souffle au cœur, en 1962, à l'âge de 34 ans.

Musée Bourdelle • Héraklès archer (Antoine Bourdelle, 1906-1909)
Antoine Bourdelle devant 'Héraklès archer' / © Stéphane Piera / Musée Bourdelle / Roger-Viollet

28. Musée Bourdelle • Héraklès archer (Antoine Bourdelle, 1906-1909)

C'est l'œuvre emblématique d'Antoine Bourdelle. Celle qui permet au sculpteur d'origine montalbanaise d'accéder à la gloire, près de vingt-six ans après son arrivée à Paris. A une époque où l'académisme domine encore la sculpture, l'Héraklès archer ébranle le Salon de la Société nationale des beaux-arts de 1910. Echelle monumentale, muscles invraisemblablement saillants, pieds et mains improbables, arc très simple dépourvu de flèches et de cordes... Avec ses disproportions écrasantes et sa surface accidentée, cette représentation du sixième des douze travaux d'Hercule (la lutte contre les oiseaux du lac Stymphale) va choquer une partie du public et en fasciner une autre. Auprès de la critique et des collectionneurs, c'est le succès immédiat : à l'heure où Bourdelle travaille encore dans l'atelier de Rodin, cette nouvelle approche, très moderne, l'éloigne nettement du classicisme de son maître. « Bourdelle va s'émanciper du lyrisme rodinien avec cette œuvre qui est beaucoup plus synthétique, beaucoup plus épurée. Il y a là quelque chose d'assez frustre et puissant », nous confie Colin Lemoine, responsable des fonds de sculptures du musée.

Les commandes se mettent à pleuvoir. La fortune critique et économique engendrée par Héraklès permet à l'artiste de gagner en surface, de louer d'autres ateliers, d'engager de nouveaux assistants et de prendre la tête d'une véritable usine de sculptures. Devenu l'une des figures essentielles du monde de l'art, Bourdelle se consacre dès lors, de plus en plus, à l'enseignement : il comptera parmi ses élèves Alberto Giacometti, Aristide Maillol ou Germaine Richier. Pour Lemoine : « Bourdelle a été passeur. L'Héraklès archer résume l'orientation qu'il prend au sommet de sa carrière. A mon sens, c'est un maillon pour comprendre le passage du XIXe au XXe siècle. Autrement dit, de Rodin à Brancusi, ou de Falguière, qui était son maître aux Beaux-Arts, à Giacometti, qui fut son élève. »

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Musée du Louvre • Sainte Anne (Léonard de Vinci, c. 1503-1519)
Photograph: Musée du Louvre Léonard de Vinci, 'La Vierge à l'enfant avec Sainte-Anne'

29. Musée du Louvre • Sainte Anne (Léonard de Vinci, c. 1503-1519)

Eh bien non, on ne vous parlera pas de La Joconde dans cette sélection des cinquante œuvres incontournables de Paris. Non pas que la signorina au sourire ambigu ait soudainement perdu la place de choix qu'elle occupe depuis des lustres parmi les chefs-d'œuvre de la capitale. Mais bien au contraire, parce que l'attention démesurée que les visiteurs du Louvre portent aux beaux yeux de Mona aurait tendance à occulter d'autres peintures de Léonard De Vinci présentes dans les collections, et pourtant tout aussi extraordinaires.

A sa mort en 1519, le maître florentin laisse notamment derrière lui un tableau inachevé, scène biblique à la composition ambitieuse. Taraudé par sa vision, il passe les vingt dernières années de sa vie à perfectionner cette Vierge à l'Enfant avec sainte Anne, faisant longuement mariner des recherches formelles, qu'il épice de croquis et d'études (en 2012, le Louvre consacrait d'ailleurs une exposition au processus créatif et aux documents témoignant de l'évolution de ce minutieux chantier). En résulte une construction très complexe, à la charpente pyramidale, dans laquelle on voit l'Enfant Jésus en compagnie de maman (Marie, à gauche) et de mamie (Anne, au centre) : trois générations grandeur nature de la Sainte Famille, entourées d'un paysage aux accents fantastiques, caractéristique de l'art de De Vinci.

Dynamiques, les corps se croisent dans un même élan : la Vierge tend les bras vers son fils qui, lui, tend les bras vers l'agneau, incarnation du sacrifice christique à venir – comme s'il s'agissait là de retarder, quelques instants au moins, la destinée qui précipitera Jésus vers le gouffre symbolique représenté au premier plan. Variation magnétique et surprenante sur le thème de la Vierge à l'Enfant, Sainte Anne a été restaurée en 2012 ; une restauration très contestée par certains conservateurs, qui jugent excessif le nettoyage du vernis. Au cours du lifting, le visage de sainte Anne aurait, paraît-il, perdu une once de douceur et d'onctuosité... Mais quand bien même le bistouri aurait excédé de zèle, il faut bien admettre que, du haut de ses 500 ans, madame reste admirablement conservée.

Musée Zadkine • Rebecca (Ossip Zadkine, c. 1927)
© Time Out

30. Musée Zadkine • Rebecca (Ossip Zadkine, c. 1927)

Figure phare d'un musée Zadkine, la grande Rebecca se déploie du haut de ses trois mètres sous une verrière qui la baigne de lumière. Cette sculpture en plâtre réhaussée de tons noirs et rosés tient une cruche en appui sur sa nuque : elle décline le thème de la « porteuse d'eau » qu'Ossip Zadkine avait déjà abordé à plusieurs reprises – notamment avec sa Stella en bois de noyer, exposée dans la pièce avoisinante. La Rebecca en plâtre, elle, provient d'une empreinte prise directement sur un bois de cormier. Sculptée à l'origine dans le tronc de l'arbre, on y voit encore le fil du bois et l'impact des outils (gouge, gradine, ciseaux) qui ont servi à le tailler, comme autant de traces du passage de l'artiste d'origine russe.

« Rebecca permet de comprendre pourquoi Zadkine a été qualifié de "sculpteur nègre" par la critique, dans les années 1920 », nous confie Véronique Koehler, responsable des collections du musée. Jambes courtes, torse démesurément allongé, pied gauche dont la forme s'abolit soudainement pour se résumer à une sorte de dessin... A contre-courant des canons classiques, ce corps tout en disproportions et en étirements lorgne vers la sculpture africaine. « Cette construction inattendue des formes fait toute la force de cette figure, poursuit Véronique Koehler. Dans la tradition de l'art africain, la représentation du corps humain ne correspond pas à la restitution exacte de ce que l'on voit, mais à une transcription très libre et expressionniste de cette réalité. C'est un langage qui était spontanément naturel à Zadkine. »

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Centre Pompidou • Il Ritornante (Giorgio De Chirico, c. 1918)
Photograph: ADAGP, Paris Giorgio de Chirico, 'Il Ritornante', 1917-1918

31. Centre Pompidou • Il Ritornante (Giorgio De Chirico, c. 1918)

Des décors géométriques aux perspectives décuplées, soulignés par des ombres inquiétantes. Des personnages incomplets, mannequins de bois, figures livides, aux airs de sculptures glacées. Giorgio De Chirico (1888-1978) façonne un univers insaisissable, métaphysique, aux lignes évidentes mais à la signification obscure : fin maître de « l'incongruité » prônée quelque temps plus tard par les surréalistes, pendant les années 1910 le peintre italien construit la plupart de ses tableaux au gré d'associations d'idées intuitives et oniriques. Ainsi Il Ritornante (le revenant), récemment acquis par le Centre Pompidou, réunit plusieurs motifs liés au fantasme, au passé, à l'inconscient. L'image d'un père en Napoléon III d'après un rêve qu'aurait fait De Chirico (dixit André Breton), un mannequin sans bras ni tête qui symboliserait l'incomplétude de l'artiste, une porte ouverte, menaçante, qui renverrait à un traumatisme de l'enfance (la découverte du père, mort), mais aussi des références à Nietzsche, à Pinocchio ou à la mythologie antique... De Chirico livre un tableau aux accents surréalistes avant l'heure. Une composition au sens énigmatique mais à l'aura palpable, à l'image de l'œuvre troublante de l'Italien.

Musée de la Chasse et de la Nature • Philippe Le Beau (Maître de la Légende de Madeleine, XVe siècle)
/ © Paris, musée de la Chasse et de la Nature / Sylvie Durand

32. Musée de la Chasse et de la Nature • Philippe Le Beau (Maître de la Légende de Madeleine, XVe siècle)

Souverain des Pays-Bas et roi de Castille, Philippe le Beau (1478-1506) est passé à la postérité autant pour ses qualités politiques que pour son irrésistible pouvoir de séduction – même si ce n'est pas forcément le sex-appeal du jeune monarque à la chevelure de feu qui frappe d'abord le spectateur devant cette toile, mais les canons de beauté ont sans doute changé. Depuis 1930, on considère que ce tableau est l'œuvre du Maître de la Légende de sainte Marie-Madeleine, un peintre flamand dont le nom n'est pas connu, à moins qu'il ne s'agisse de l'œuvre de plusieurs artistes exerçant leur art à Bruxelles à la fin du XVe siècle. De même, on a longtemps cru qu'il s'agissait d'une représentation de saint Louis, jusqu'à ce que l'iconographie moderne parvienne à identifier Philippe Ier de Castille, avec un petit oiseau de proie sur son poignet.

Directeur du musée, Claude d'Anthenaise nous en explique la symbolique : « Le petit oiseau de proie est là pour signaler la noblesse : cette chasse était réservée aux personnages les plus importants du royaume. Au-delà de son aspect très institutionnel, ce portrait officiel est empreint de beaucoup de tendresse, notamment grâce à cette petite baguette que le personnage tient pour caresser son oiseau, comme pour maintenir un contact affectif entre l'animal et son maître. C'est un tableau fort intéressant en ce qu'il joue sur ces deux registres : l'officiel et l'intime. »

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Musée du Quai Branly • Statue anthropomorphe (Mali, Xe-XIe siècle)
© Hughes Dubois

33. Musée du Quai Branly • Statue anthropomorphe (Mali, Xe-XIe siècle)

Issue de la région du Mali, cette sculpture datée du Xe siècle est réalisée à une époque où les animistes, sous la pression de l'Islam, migrent vers le plateau dogon. Ils vont y vivre auprès d'autres peuples et développer un art nourri d'influences diverses, dont témoigne cette sculpture à l'imagerie très complexe. Icône androgyne, elle a été retrouvée dans une grotte sèche, grâce à laquelle sa structure en bois a pu être extrêmement bien conservée – bien qu'elle ait perdu un bras en cours de route, ce qui lui confère un air un peu étrange... Mais passons.

Et revenons-en à ce visage barbu qui évoque l'ancêtre dogon. A ces seins de mère nourricière, dont la poitrine semble s'affaisser à force d'avoir nourri son peuple. A ces deux figures agenouillées de part et d'autre du nombril, qui viennent illustrer le rapport de force entre l'homme et la femme. Foisonnante de sens, cette grande figure anthropomorphe était sans doute utilisée chez les Dogons pour exhorter la fertilité des femmes. Pour Yves Le Fur, conservateur au musée du Quai Branly, son approche extraordinaire l'élève au rang de chef-d'œuvre. « Le masculin/féminin, les différents attributs symboliques, les colliers, les scarifications, les bracelets... C'est tout un programme iconographique que le sculpteur a condensé dans une seule forme, très simple, très puissante et très expressive. »

Musée Rodin • Monument à Balzac (Auguste Rodin, 1898)
© Musée Rodin Edward Steichen, 'The Open Sky, 11pm' (Photo du monument à Balzac d'Auguste Rodin), 1908

34. Musée Rodin • Monument à Balzac (Auguste Rodin, 1898)

Parmi les grands hommes de son époque dont Rodin s'est échiné à dresser le portrait, cherchant à figer dans le plâtre, la pierre ou le bronze toute leur puissance intellectuelle et physique, Victor Hugo et Honoré de Balzac sont sans doute ceux que le sculpteur a représentés avec le plus d'obstination. Commandé par la Société des gens de lettres, ce monument à Balzac sur lequel l'artiste œuvra pendant six longues années fit scandale : jugé trop expérimental par les adeptes de l'académisme, il fut rejeté par ses commanditaires en 1897.

Pourtant, l'artiste considérait cette œuvre monumentale comme l'un des grands aboutissements de sa carrière. Inspirée du « non finito » de Michel-Ange, elle résume parfaitement le penchant plus expressionniste et torturé de l'œuvre de Rodin. Dépourvu des attributs clichés de l'écrivain (plume, papier, encre...) ce Balzac aux traits imprécis et aux yeux creusés paraît comme décharné, écorché, son corps presque dissolu dans la robe de chambre dans laquelle il avait l'habitude d'écrire.

En 1908, le photographe américain Edward Steichen, fasciné par cette sculpture, la saisit dans une série de prises de vue nocturnes, réalisées au clair de lune (dont celle-ci, prise à 23h). Ténébreuse et solennelle, la silhouette de Balzac y prend une ampleur monstrueuse, évocatrice du charisme et du courage de l'écrivain de La Comédie humaine. « Vos photographies feront comprendre au monde mon Balzac » confiait Rodin à Steichen, en découvrant ses clichés. Plus d'un siècle plus tard, le voilà bel et bien inscrit parmi les chefs-d'œuvre du XIXe : Balzac trône dans les jardins du musée Rodin, sur le boulevard Raspail et dans les collections du MoMA, à New York.

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Musée Jacquemart-André • Saint Georges (Paolo Uccello, c. 1430-1435)
/ Paris, musée Jacquemart-André - Institut de France / © C. Recoura

35. Musée Jacquemart-André • Saint Georges (Paolo Uccello, c. 1430-1435)

Peu de musées peuvent se targuer de conserver entre leurs murs un tableau de Paolo Uccello (1397-1475), grand innovateur en matière de perspective, dont très peu d'œuvres ont survécu à l'usure du temps. Perle rare de la collection d'Edouard André et Nélie Jacquemart, ce panneau en dit long sur les recherches visuelles du Florentin. Sa composition étrange trahit un style tiraillé entre deux époques : d'un côté, une Renaissance florentine bourgeonnante qui produit encore des peintures sur fond d'or, aux constructions planes et sans épaisseur, et de l'autre, une Haute Renaissance qui pointe déjà son nez et ne va pas tarder, sous les pinceaux de Raphaël ou de Michel-Ange, à maîtriser à la perfection les proportions de la nature et de la profondeur de champ.

Avec cette curieuse interprétation de la légende de saint Georges et du dragon, Uccello s'inscrit presque littéralement entre les deux. Au premier plan, l'action, simplement dépliée à l'horizontale, se joue entre trois personnages de profil, représentés de manière très linéaire. Au centre : le dragon planté devant sa grotte, la queue en tire-bouchon. A sa gauche, la fille du roi, qu'il s'apprêtait à dévorer ; à sa droite, un saint Georges qui lui transperce la gueule avec une lance pour sauver la donzelle et délivrer la ville de l'emprise du monstre. Et puis, érigé en toile de fond : un paysage brinquebalant, qui hésite entre mise en perspective et jeux d'optique.

« Uccello use de toute une série de simulacres de façon à donner la suggestion de la profondeur. Sur le côté gauche du tableau, on est face à une perspective expérimentale : les champs, les chemins qui les traversent, les monuments et les arbres ne respectent pas des proportions objectives, explique Nicolas Sainte-Fare Garnot, conservateur au musée. De l'autre côté, il y a au contraire une vraie perspective. La ligne d'horizon se dessine, à plat, dans le lointain. Les éléments représentés n'ont pas subi de déformation optique et plus on s'éloigne, plus ils deviennent petits. » Synthèse des efforts d'Uccello dans sa quête de la bonne perspective, en définitive « ce tableau propose, à gauche, une vision archaïque de la peinture et à droite, une vision moderne ».

Musée Carnavalet • Les Ramoneurs (Charles Nègre, avant mai 1852)
/ © Musée Carnavalet / Roger-Viollet Charles Nègre, 'Les Ramoneurs', avant mai 1852

36. Musée Carnavalet • Les Ramoneurs (Charles Nègre, avant mai 1852)

Bien que ses trésors soient rarement révélés au public en raison de leur fragilité, il nous était difficile de résister à la tentation de pousser la porte du cabinet photographique du musée Carnavalet, riche de clichés du XIXe siècle. Au sein de cette collection de photos primitives, vestiges d'un Paris prisonnier du sépia, résident notamment ces trois ramoneurs, immortalisés sur le quai Bourbon par Charles Nègre en 1851. Si, à l'époque, il était déjà courant de photographier les petits métiers parisiens, Nègre innove ici en choisissant de mettre en scène des personnages « en marche » – ou du moins des personnages qui font mine de marcher, puisque le temps d'exposition que nécessitait ce genre de prise de vue laisse supposer que les modèles ont dû prendre la pose, longuement, un pied devant l'autre.

Ainsi, dès le milieu du XIXe siècle, ces Ramoneurs annoncent ce qui deviendra l'une des grandes obsessions de la photographie : la saisie du mouvement dans l'instant. A cette volonté de capturer une sorte d'« instant décisif », s'ajoute un jeu de lumière surprenant, obtenu grâce à un dispositif optique spécialement conçu pour l'objectif de Charles Nègre. Au premier plan, des contrastes marqués ; au second, des façades surexposées qui semblent presque s'étirer en pointillés, comme déformées par l'illusion du mouvement. Pensée à l'origine comme une étude préparatoire pour un tableau (Charles Nègre étudiait alors la peinture dans l'atelier de Paul Delaroche), cette photo devient célèbre dès 1852 lorsqu'elle est publiée, dans une version plus petite et arrondie, par le journal La Lumière.

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Musée Marmottan-Monet • Impression soleil levant (Claude Monet, 1872)
© Musée Marmottan-Monet, Paris / Service de presse / The Bridgeman Art Library

37. Musée Marmottan-Monet • Impression soleil levant (Claude Monet, 1872)

Espèce d'impressionniste ! Difficile à croire, mais en 1874, cette petite vanne était censée envoyer du lourd. Au mois d'avril de cette année-là, à l'occasion d'une exposition dans l'ancien atelier de Nadar, le critique d'art Louis Leroy se trouvait en effet pour la première fois devant Impression soleil levant : décontenancé par cette toile tout en formes schématiques et en empâtements, le journaliste s'insurgea contre son expression d'apparence brouillonne (on est loin de la rigueur académique alors en vigueur), inventant dans un article cinglant l'« insulte » qui allait donner son nom au célèbre mouvement d'art. Ce petit coup de griffe vaudra au tableau de Monet, clou de la collection du musée Marmottan, de s'inscrire dans l'histoire comme une sorte de manifeste de l'impressionnisme.

Vue du port du Havre au petit matin, la composition réunit déjà tous les ingrédients qui vont faire de l'impressionnisme l'un des styles précurseurs de l'art moderne : un paysage aux airs d'esquisse peint en plein air par l'artiste, des coups de pinceaux secs qui témoignent de la patte du peintre, des effets de flou, des couleurs qui s'entrechoquent sur la toile au lieu de se mélanger au préalable dans la palette. Mis à part ces quelques bateaux et monuments érigés à l'horizon, ces silhouettes à contre-jour et ce soleil en forme d'orange sanguine qui distille ses reflets sur l'eau, Impression soleil levant entremêle ciel et mer dans un magma de tons bleutés et rosés qui relève presque de l'abstraction. De quoi scandaliser une partie de la critique, en fasciner une autre et entrer dans l'histoire de l'art en claquant la porte de l'académisme. Bien fort.

Musée Jacquemart-André • Les Pèlerins d'Emmaüs (Rembrandt, c. 1628)
/ Paris, musée Jacquemart -André - Institut de France / © C. Recoura

38. Musée Jacquemart-André • Les Pèlerins d'Emmaüs (Rembrandt, c. 1628)

Pas un, ni deux, mais trois Rembrandt. C'est le genre de gâteries qu'on peut inscrire sur sa liste de courses quand on s'appelle Edouard André, qu'on a du flair, des lingots d'or et une envie irrépressible d'ériger une collection de chefs-d'œuvre des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Parmi les trois toiles du maître hollandais que le fils de banquier, sponsorisé par le portefeuille de papa, s'offre sous le Second Empire, ce tableau de jeunesse est peut-être le plus saisissant. Episode biblique rendu de manière très sobre, cette scène d'auberge d'apparence banale représente l'apparition du Christ ressuscité auprès de deux pèlerins, dans la ville d'Emmaüs.

Pour évoquer la divinité, Rembrandt se rabat sur des clairs-obscurs caravagesques (déjà un brin démodés en ces années 1620) et un éclairage artificiel : une lanterne posée au sol illumine le visage d'un pèlerin et de la servante qui s'affaire en toile de fond, tandis qu'au premier plan, la silhouette du Christ se fige dans l'ombre. Pas de traits, seule une masse sombre à contre-jour, dont le profil se découpe dans la lumière. « Il y a là une atmosphère qui relève du miracle, nous confie Nicolas Sainte-Fare Garnot. Rembrandt a représenté les deux natures revendiquées par Jésus-Christ : sa nature d'homme, ce corps tapi dans l'ombre, et sa nature rayonnante et divine. C'est la démonstration par la peinture d'un élément de théologie pratiquement impossible à décrire, ce qui est stupéfiant. »

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Musée Henner • La Vérité (Jean-Jacques Henner, 1898-1902)
© Rmn Jean-Jacques Henner, 'La Vérité', 1898-1902

39. Musée Henner • La Vérité (Jean-Jacques Henner, 1898-1902)

Prix de Rome, médaillé dans de nombreux salons, membre de l'Académie des beaux-arts, grand officier de la légion d'honneur : la carrière de Jean-Jacques Henner est celle d'un peintre reconnu en son temps, d'un artiste en vue qui resta relativement imperméable aux avant-gardes. Même si, à une époque où tout le monde semblait se positionner pour ou contre l'impressionnisme, Henner, lui, ne fut pas dogmatique, soutenant même Manet à l'occasion. Mais qui dit célébrité dit caricature : on a surtout retenu de lui ces femmes lascives et dénudées à la chevelure rousse – pas franchement l'aspect le plus intéressant de son travail, d'autant qu'après sa mort ont circulé nombre de copies de femmes rousses, très prisées des faussaires avides.

Souvent présenté comme le dernier romantique, le peintre d'origine alsacienne (dont l'œuvre évoque aussi le courant britannique des préraphaélites) réalisa à l'origine La Vérité pour répondre à une commande de la Sorbonne. Cette seconde version, dépouillée, montre des chairs blanches, symbole de pureté, se détachant d'un fond sombre pour accentuer la dramaturgie de l'ensemble (un processus que Henner utilisera souvent, comme dans son Saint Sébastien). L'aspect fantomatique est décuplé par la curieuse figure féminine horizontale : ayant recommencé son tableau, Henner a peint directement sur la première version en tournant simplement sa toile à quatre-vingt-dix degrés. Récemment restauré, le musée Henner s'attache à entretenir le souvenir de ce peintre dont le nom faillit tomber dans l'oubli.

MAHJ • Les Portes du cimetière juif (Marc Chagall, 1917)
Marc Chagall, 'Les Portes du cimetière juif', 1917 / © ADAGP / © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais Paris, Musée d'art et d'histoire du Judaïsme

40. MAHJ • Les Portes du cimetière juif (Marc Chagall, 1917)

En 1910, Marc Chagall (1887-1985) quitte sa Russie natale pour Paris, où il plonge la tête la première dans le courant des avant-gardes. Le jeune peintre écume les salons et musées, s'installe dans la Ruche de Montparnasse et apprend à cuisiner à sa sauce les ingrédients du cubisme, avant de regagner Vitebsk en 1914. Trois ans plus tard, à l'heure où la Déclaration de Balfour promet aux juifs une patrie en Palestine, la Révolution russe éclate : ce tableau allégorique exprime l'espoir qu'elle fait naître auprès de la communauté juive de Russie (du moins celle qui, comme Chagall, adhère alors au bolchevisme). Partagée entre les formes saccadées de l'art moderne et un thème judaïque traditionnel, cette vue de cimetière évoque moins la mort que la résurrection. Sur le portail entrebâillé, Chagall inscrit ces mots tirés d'une prophétie d'Ezéchiel : « Voici que je rouvre vos tombeaux et je vous ferai remonter de vos tombeaux ô mon peuple et je vous ramènerai au pays d'Israël. » Surplombé d'un arbre informe et d'un ciel aux lignes tranchantes, l'ensemble mêle le mystique au réel dans un univers bariolé, typique de l'expression onirique de Chagall.

Mais le rêve s'étiolera vite. En 1923, le peintre quitte un régime russe qui lorgne déjà vers le totalitarisme et retourne en France, où il passera la majorité de son existence jusqu'à sa mort en 1985. Au musée d'Art et d'Histoire du judaïsme, quelques toiles et lithographies témoignent de sa présence essentielle parmi les avant-gardes parisiennes.

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Musée d'Orsay • La Statue de la Liberté (Auguste Bartholdi, 1899)
© Musée d'Orsay Auguste Bartholdi, 'La Statue de la Liberté', 1899

41. Musée d'Orsay • La Statue de la Liberté (Auguste Bartholdi, 1899)

Après avoir résidé dans les jardins du Sénat pendant 115 ans (de 1906 à 2011), ce modèle réduit de la statue de la Liberté a déménagé au musée d'Orsay en juin 2012. Du haut de ses 2,80 m, il trône désormais sur l'allée centrale du rez-de-chaussée parmi les sculptures de Rodin, Claudel et autre Carpeaux, étendues sous les verrières de l'ancienne gare. Cette version de l'œuvre d'Auguste Bartholdi (1834-1904) avait été présentée pour la première fois à l'Exposition universelle de 1900 avant d'être vendue par l'artiste au musée du Luxembourg (alors musée d'Art moderne de Paris). Pendant son long séjour au Sénat, sa torche avait été volée – celle que la statue brandit aujourd'hui est donc une refonte, réalisée à partir d'un moulage en plâtre qu'avait précieusement conservé la Réunion des musées nationaux. De la flamme aux pieds, elle est environ seize fois plus petite que l'original, offert par la France aux Etats-Unis en 1886 pour célébrer le centenaire de l'indépendance américaine.

Déjà adoptée par la culture populaire, la science-fiction, le cinéma, la Ligue nationale de hockey américaine, les pubs pour Hollywood chewing-gum (mais si, vous vous souvenez, celle où elle se balade en slip dans les rues de New York) et les billets verts (c'est elle qui trône sur les billets de dix dollars), il ne manquait plus à la Liberté que de trouver sa place dans le monde sacrosaint des musées. C'est désormais chose faite : son arrivée dans les collections d'Orsay devrait participer à élever cette icône monstrueuse de notre culture visuelle parmi les statues incontournables du XIXe siècle, sur le plan purement artistique. Symbole du monde libre et du rêve américain, elle respire la modernité malgré son néo-classicisme (proche de celui d'Antonio Canova) et ses airs de statue antique : de quoi répandre un vent d'air frais sur le musée d'Orsay.

Cité de l'architecture • Portail de Vézelay (Moulage de Jacques-Ange Corbet, 1881)
/ © CAPA/MMF/David Bordes Vézelay, basilique Sainte-Marie-Madeleine, portail central du narthex, 1125-1130 / Moulage réalisé en 1881 par Jacques-Ange Corbel

42. Cité de l'architecture • Portail de Vézelay (Moulage de Jacques-Ange Corbet, 1881)

C'est l'architecte Eugène Viollet-le-Duc qui eut l'idée de réaliser des moulages en plâtre taille réelle des joyaux de l'art sculptural et monumental français. Le but était de réunir dans l'ancien musée des Monuments une sorte de France miniature, en regroupant des pièces de toutes les époques et de toutes les régions.

De près de dix mètres de haut, le moulage du portail de la basilique Sainte-Marie-Madeleine de Vézelay, fleuron de l'art roman, fut ainsi réalisé pour l'ouverture du musée en 1882. Cette pièce que Viollet-le-Duc considérait comme « une des œuvres les plus remarquables et les plus étranges du Moyen Age » trouve naturellement sa place dans l'ancien palais du Trocadéro, érigé pour l'Exposition universelle de 1878 et transformé pour l'Exposition internationale de 1937.

Comme l'expliquent Jean-Marc Hoffman, conservateur de la galerie des Moulages, et Emily Rawlinson, il était « voué à la Pentecôte et à la mission d'évangélisation des peuples de la terre. Il illustre la perception que les hommes du XIIe siècle se faisaient du monde : les peuples de la terre s'adjoignent aux apôtres ; les êtres fabuleux qui se mêlent aux hommes évoquent des mondes inconnus aux marges de la terre habitée, lieux de tous les fantasmes. Le jeu dense de ces fins drapés stylisés qui habillent les figures, et la qualité graphique de la sculpture, leur confère un mouvement et une intensité uniques. »

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Musée Bourdelle • Le Jour et la Nuit (Antoine Bourdelle, c. 1900)
© Jean-Olivier Rousseau Antoine Bourdelle, 'Le Jour et la Nuit' (marbre), c.1900

43. Musée Bourdelle • Le Jour et la Nuit (Antoine Bourdelle, c. 1900)

Au premier plan, un jeune homme gracieux, le cou légèrement penché en arrière, les yeux rivés vers le ciel. Au second, une figure étrange, aux traits renfrognés et indistincts, qui pose une main osseuse sur l'épaule de l'éphèbe. Devant, le jour ; derrière, la nuit. Irrémédiablement unis par le bloc de marbre dans lequel ils ont été taillés, ils sont profondément divisés par leur style : aux traits délicats de l'un – le portrait du marquis Henri de Bideran qu'Antoine Bourdelle trouvait « beau comme le jour » – répond le visage houleux de l'autre. Allégorie de la beauté dressée contre la décrépitude, de la jeunesse menacée par la vieillesse, ce double portrait date de l'époque où le sculpteur travaillait dans l'atelier de Rodin, en tant que praticien du marbre. On l'y voit tiraillé entre le classicisme de son maître et une expression plus moderne, plus torturée. Selon Colin Lemoine, responsable des fonds de sculptures du musée, « il s'agit d'une métaphore de l'émancipation de Bourdelle. Le portrait du jour, qui est très doux, très sensuel, très réaliste, dégage quelque chose de profondément rodinien, tandis que la figure de la nuit, plus expressionniste et dénaturée, évoque plutôt quelque chose de bourdellien. Ces deux traitements qui cohabitent au sein d'une seule et même pièce illustrent une forme de passage d'une esthétique à une autre. Un basculement d'un siècle à un autre. »

Musée du Quai Branly • Masque Lapicque (Gabon, XIXe siècle)
/ © Musée du quai Branly / Photo : Patrick Gries

44. Musée du Quai Branly • Masque Lapicque (Gabon, XIXe siècle)

Une surface plane et ovale. Six yeux en amande taillés dans le bois et répartis de manière symétrique de part et d'autre d'un axe central. Tout simplement. Tout sobrement. Ce masque issu du Gabon illustre peut-être mieux que nul autre le talent des artistes kwele pour la stylisation, cette schématisation harmonieuse des formes. « C'est un masque unique au monde. On m'en a montré des copies, mais je n'en ai jamais vu d'autres comme celui-ci » note Yves Le Fur, conservateur au musée du Quai Branly. Collecté par Aristide Courtois, il a appartenu aux peintres Charles Lapicque et Charles Ratton, fascinant plusieurs générations d'artistes et de collectionneurs français : une aura toute particulière qu'il doit à l'ambiguïté de sa composition, tout en signes et en formes allusives. Certains y verront, par exemple, la représentation d'un visage d'éléphant (sujet récurrent des masques kwele), réduit ici à une évocation lapidaire des yeux, de la trompe, des oreilles et des défenses. Dans ce cas, nous voilà face à « un artiste assez génial qui va tout styliser, tout simplifier, à la manière de Picasso ou de Matisse », précise Yves Le Fur. D'autres y distingueront une feuille d'arbre, une représentation du sexe féminin à différents stades de son épanouissement, ou bien un masque omnivoyant, dans lequel cohabiteraient plusieurs visages. Tout un éventail de significations possibles, auquel vient s'ajouter ce style synthétique, frappant de modernité. « Cette pièce nous ouvre plein de pistes. Pour moi, conclut Le Fur, c'est ce qui définit un chef-d'œuvre. »

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Musée de Cluny • Tenture de saint Etienne (Cartons de Gauthier de Campes, tissage de Guillaume de Rasse, c.1500)
La Tenture de Saint Etienne', 'Scène 8 : Le corps du martyr exposé aux bêtes' (détail), c. 1500 / © Rmn-Grand Palais / Jean- Gilles Berizzi

45. Musée de Cluny • Tenture de saint Etienne (Cartons de Gauthier de Campes, tissage de Guillaume de Rasse, c.1500)

Si la Dame à la licorne demeure en quelque sorte la Joconde du musée national du Moyen-Age, ce serait une erreur de réduire Cluny à cette seule pièce. Preuve en est avec cette tenture qui, selon Elisabeth Taburet-Delahaye, directrice du musée, n'est pas la plus célèbre mais apparaît pourtant comme « la plus importante, la mieux conservée et la plus documentée ». En vingt-trois scènes déployées sur plus de 45 mètres de long et réparties en trois salles, cette vie de saint Etienne fonctionne, pour schématiser, comme la narration en bande dessinée : chaque épisode de l'histoire du saint est complété par une courte description en français, ainsi que de plusieurs inscriptions en latin rapportant les paroles des protagonistes.

Les modèles, ou cartons à grandeur, sont attribués à Gauthier de Campes, artiste formé à Bruxelles et actif à Paris entre 1500 et 1530, et le tissage à Guillaume de Rasse, sans doute avant 1503. Comme l'explique Elisabeth Taburet-Delahaye : « Le style, les vêtements, les coiffures et le décor sont caractéristiques de l'art parisien sous influence nordique aux environs de 1500. Les chevelures bouclées forment de lourdes masses tombant sur les épaules, les visages massifs dégagent des expressions variées et souvent appuyées, tandis que la gestuelle démonstrative et les compositions ordonnées sont au service d'une narration efficace, fourmillant de détails pittoresques et non dénuée d'humour. » Originellement installé à la cathédrale d'Auxerre, où on l'exhibait à l'occasion de « grandes festes », cet ensemble remarquable fut acquis par le musée de Cluny en 1880.

Musée de Cluny • Le Trésor de Guarrazar (VI-VII siècle)
/ © RMN-Grand Palais / Gérard Blot 'Trésor de Guarrazar', VIIe siècle / Paris, musée de Cluny - musée national du Moyen Age

46. Musée de Cluny • Le Trésor de Guarrazar (VI-VII siècle)

C'est sans doute en 711, alors que les envahisseurs musulmans allaient étendre leur domination sur toute une partie de l'Espagne, que ces richesses furent hâtivement enterrées. Hâtivement mais efficacement, puisque ce n'est qu'en 1859 que, comme dans les livres de pirates, l'on finit par retrouver ce véritable trésor composé notamment de vingt-six couronnes d'or, de perles et de pierres précieuses (dont beaucoup aujourd'hui disparues). Trois couronnes, une croix et six autres pièces sont exposées au musée de Cluny.

Ces couronnes n'étaient pas destinées à être portées : elles étaient considérées comme des objets donnés en offrande aux églises de Tolède, où elles étaient suspendues au-dessus de l'autel pour symboliser la soumission du roi au pouvoir spirituel de l'Eglise. Pour Isabelle Bardiès-Fronty, conservatrice au musée, la technique employée pour cet ensemble témoigne de l'importance des arts du métal dans les échanges artistiques entre les peuples au haut Moyen Age : « Dès leur arrivée dans la péninsule ibérique au milieu du Ve siècle, les Wisigoths ont sans doute été accompagnés d'orfèvres originaires des pourtours de la mer Noire. Leur conversion au christianisme a dû renforcer les liens avec les chrétiens du bassin méditerranéen et motiver la création de telles œuvres pour les églises. Leur aspect merveilleux nous offre un reflet de la splendeur atteinte aux VIe et VIIe siècles par les dynasties wisigothiques dans la péninsule ibérique. »

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Musée de la Vie romantique • Pauline Viardot (Ary Scheffer, 1840)
/ © Musée de la Vie Romantique Ary Scheffer, 'Pauline Viardot', 1840

47. Musée de la Vie romantique • Pauline Viardot (Ary Scheffer, 1840)

Aujourd'hui relativement oubliée, Pauline Viardot fut au milieu du XIXe siècle l'une des cantatrices les plus fameuses au monde. Figure de l'effervescent quartier de la Nouvelle Athènes (où se situe aujourd'hui le musée de la Vie romantique), cadette d'une famille d'artistes et petite sœur de la célèbre diva La Malibran, Viardot était une égérie romantique, admirée par Chopin, Liszt (son ancien professeur de piano qui regretta toujours qu'elle préférât chanter), Berlioz, Saint-Saëns, Fauré, Schumann et bien d'autres. George Sand, qui s'en inspira pour créer l'héroïne de son roman Consuelo, disait d'elle : « C'est la seule femme que j'ai aimée avec un enthousiasme sans mélange. C'est le plus grand génie de l'époque. »

Presque monochrome tant la robe noire du modèle se fond dans l'arrière-plan, la toile saisit la grâce atypique de La Viardot. Ary Scheffer (1795-1858) la décrit d'ailleurs ainsi : « Elle est terriblement laide, mais si je la revoyais de nouveau, je tomberais follement amoureux d'elle », ce qui semble bien résumer le charme paradoxal de cette « irrésistible laide », comme la qualifiait son ami Saint-Saëns. Pas belle donc, mais nantie d'une aura magnétique et silencieuse, que le peintre parvient à incarner dans les yeux sombres de la jeune fille, mais aussi dans les lignes douces de sa nuque et de sa poitrine, qui se rejoignent dans cette main blanche qui perce l'ombre du tableau. Acquise par le musée en 2010, cette effigie de Pauline Viardot trône désormais dans le quartier dont elle fut l'une des reines.

Musée d'Orsay • Cabinet de photographie (Nadar, Le Gray, Atget, Stieglitz...)
© Musée d'Orsay, dist. RMN-Grand Palais Edmond Lebel avec l'aide de Désiré Lebel, 'Petite fille vêtue à l'italienne, laçant sa chaussure', vers 1865

48. Musée d'Orsay • Cabinet de photographie (Nadar, Le Gray, Atget, Stieglitz...)

Nadar, Le Gray, Atget, Stieglitz... Autant de monstres de la photo qui habitent la collection d'Orsay, riche de quelque 46 000 clichés primitifs et modernes. Pour partager ce trésor avec son public tout en limitant les périodes d'exposition des images à la lumière, le musée a pris le parti de modifier l'accrochage de son cabinet de photographie tous les trois mois. Quatre fois par an, c'est un nouvel univers qui se dévoile - tout un monde couleur sépia qui gravite autour d'un thème récurrent dans la production photographique du XIXe siècle aux années 1920.

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Musée Cognacq-Jay • Le Banquet de Cléopâtre (Giambattista Tiepolo, c. 1742-1743)
© Philippe Ladet / Musée Cognacq-Jay / Roger-Viollet Giambattista Tiepolo, 'Le Banquet de Cléopâtre', c. 1742-1743

49. Musée Cognacq-Jay • Le Banquet de Cléopâtre (Giambattista Tiepolo, c. 1742-1743)

C'est ce qui s'appelle une grosse scène de frime. Une sorte d'épisode de Un dîner presque parfait avant l'heure, mais avec des moyens régaliens. La maîtresse de maison ? Ni plus ni moins que Cléopâtre, décidée à impressionner son ami Marc Antoine. Pour lui en mettre plein la vue, la reine d'Egypte organise un grand banquet – un gueuleton complètement démesuré, presque orgiaque, dont elle voudrait qu'on se souvienne comme du plus fastueux jamais organisé. Les plats défilent, l'argenterie précieuse aussi. Et pour rendre la chose encore plus coûteuse, Cléopâtre va tenter de faire fondre une perle dans un gobelet de vinaigre pour en faire un breuvage. La scène que peint Tiepolo (1696-1770) représente ce moment où Cléopâtre s'apprête à laisser tomber la perle dans le vinaigre, sous les yeux de Marc Antoine et d'une cour de serviteurs.

Dans cette maquette réalisée pour séduire le roi de Pologne, Auguste III de Saxe, que Tiepolo voudrait convaincre de commander la même composition dans une version beaucoup plus grande, Cléopâtre n'est peut-être pas la seule à fanfaronner. Le grand peintre vénitien du XVIIIe siècle s'en donne lui aussi à cœur joie pour impressionner son mécène (ce qui fonctionnera, puisqu'une version de 4 mètres de large entrera effectivement par la suite dans les collections du roi avant d'être vendue à Catherine de Russie, puis à Staline – elle séjourne aujourd'hui à Melbourne) : lourd décor baroque, tartines de détails et de froufrous rococo. « Tiepolo, qui peignait hors de ses frontières, montre ici qu'il est l'un des principaux rivaux des peintres français de l'époque, comme Boucher, explique José de Los Llanos, ancien directeur du musée Cognacq-Jay. Mais ce tableau du musée Cognacq-Jay – une très belle étude préparatoire, donc – est aussi peint de façon beaucoup plus enlevée et libre que le tableau final, dans un style néo-véronais ».

Musée Picasso • Massacre en Corée (Pablo Picasso, 1951)
© Succession Picasso

50. Musée Picasso • Massacre en Corée (Pablo Picasso, 1951)

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